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tour de moi, et nous eûmes le dialogue suivant : « Comment se fait-il, mes amis, qu’ayant récolté en juin, vous n’ayez pas encore dépiqué à la fin de septembre ? — C’est, me fut-il répondu, c’est que nous ne travaillons pas. — Et pourquoi ne travaillez-vous pas ? — Parce que nous comptons les uns sur les autres, que nous ne voulons pas en faire plus l’un que l’autre, et qu’ainsi nous nous mettons au niveau des paresseux. Croyez-vous, mon gouverneur, que si nous avions eu chacun notre part de ce blé, il ne serait pas dépiqué depuis long-temps ? Nous en aurions déjà fait plus du double. Cela ne peut plus aller ainsi ; nous vous prions de nous désassecier. — Oui ! oui, » s’écrièrent tous les colons, même les paresseux. Ces mots : Nous nous mettons au niveau des paresseux m’avaient trop frappé pour que je ne fusse pas décidé à renoncer au travail en commun ; mais je crus devoir ne pas céder trop vite, et je fis appel aux sentimens de fraternité dont je tenais à bien juger la portée. « Comment ! mes amis, répliquai-je, vous êtes tous camarades du même régiment (le 48e) ; vous vous êtes choisis volontairement ; vous êtes tous jeunes et robustes ; vous ne formez en quelque sorte qu’une famille de frères, et vous ne savez pas vivre et travailler en commun sans calculer si l’un en fait plus que l’autre ? — Mon gouverneur, nous nous aimons beaucoup, et, malgré cela, il n’y a pas d’émulation pour le travail ; on ne croit pas travailler pour soi quand on travaille en commun. Ce sera bien pis quand nous serons mariés ; nos femmes s’accorderont bien moins que nous pour le travail et pour tout. Ce sera un enfer. Si nous vous prouvions que nous avons plus produit dans le jour par semaine que vous avez accordé à chacun que dans les cinq jours de la communauté, vous ne refuseriez pas de nous désassocier. »

Je procédai immédiatement à la vérification de ce fait. J’appréciai successivement les soixante-sept récoltes individuelles ; des officiers écrivaient mes appréciations, et l’addition donna en effet une somme supérieure d’un cinquième à l’ensemble des récoltes de la communauté. Cette opération terminée, je réunis de nouveau les colons. Je leur déclarai que les résultats de cette enquête me décidaient à établir parmi eux le travail individuel ; mais je les prévins que, puisqu’ils se croyaient capables de se suffire à eux-mêmes en se séparant, je leur retirerais les vivres et la solde. Ils accueillirent cette déclaration par un consentement unanime.

Méred avait absorbé ma journée. Le lendemain, je visitai Mahelma et Fouka. J’y trouvai les mêmes répugnances pour le travail en commun. On me les exprima dans les mêmes termes, en s’appuyant sur les mêmes motifs. Cependant on ne s’était pas concerté. Ces villages, situés à six lieues l’un de l’autre, n’avaient aucune relation entre eux. Je chargeai un sous-intendant de distribuer le fonds commun et les troupeaux