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de la Baltique, ces tours où sont enfermées des filles de rois, ces femmes au plumage de cygne, ces héros aux cuirasses d’azur, ces dieux à qui les corbeaux parlent à l’oreille, ces luttes géantes sur un frêle esquif ou sur une banquise à la dérive. Un reflet de l’Edda colore ses ballades comme une aurore boréale ; ces scènes de carnage et d’amour, de voluptés fatales et d’influences mystérieuses, conviennent à sa manière contrastée. Mais, ce à quoi il excelle, c’est à la peinture de tous les êtres charmans et perfides, ondines, elfes, nixes, wilis, dont la séduction cache un piège, et dont les bras blancs et glacés vous entraînent au fond des eaux dans la noire vase, sous les larges feuilles des nénufars. Il faut dire que, malgré les galanteries italiennes de ses terzines, les hyperboles et les concetti de ses sonnets, toute femme est pour Heine quelque peu nixe ou wili ; et lorsque dans un de ses livres il s’écrie, à propos de Lusignan, amant de Mélusine : « Heureux homme dont la maîtresse n’était serpent qu’à moitié ! » il livre en une phrase le secret intime de sa théorie de l’amour. Henri Heine, dans ses poésies les plus amoureuses et les plus abandonnées, a toujours quelque chose de soupçonneux et d’inquiet ; l’amour est pour lui un jardin plein de fleurs et d’ombrages, mais de fleurs vénéneuses et d’ombrages mortifères ; des sphinx au visage de vierge, à la gorge de femme, à la croupe de lionne, aiguisant leurs griffes tout en souriant du haut de leurs socles de marbre ; au milieu de l’étang jouent avec les cygnes de belles nymphes nues qui ont leurs raisons pour ne pas se montrer plus bas que la ceinture ; dans ce dangereux paradis, les chants sont des incantations, le regard fascine, les parfums causent le vertige, les couleurs éblouissent, la grâce est perfide, la beauté fatale ; les bouches froides donnent des baisers brûlans, les bouches brûlantes des baisers de glace ; toute séduction trompe, tout charme est un danger, l’idée de la trahison et de la mort se reproduit à chaque instant ; le poète a l’air d’un homme qui caresse un tigre, joue avec le serpent cobracapello, ou fait vis-à-vis à quelque charmante morte dans un bal de fantômes ; cependant ce péril lui plaît et l’attire ; il vient, comme l’oiseau, au sifflement de la vipère, et il aime à cueillir le vergiss mein nicht au bord des rives glissantes.

Dans la Nord-Sée (Mer du Nord), le poète a peint des marines bien supérieures à celles de Backhuysen, de Van de Velde et de Joseph Vernet ; ses strophes ont la grandeur de l’Océan, et son rhythme se balance comme les vagues. Il rend à merveille les splendides écroulement des nuages, les volutes de la houle brodant le rivage d’une frange argentée, tous les aspects du ciel et de l’eau dans le calme et dans l’orage. Shelley et Byron seuls ont possédé à ce degré l’amour et le sentiment de la mer ; mais, par un caprice singulier, au bord de cette Baltique, devant ces flots glacés qui viennent du pôle, notre Allemand se fait Grec. C’est Poséidon qui lève sa tête au-dessus de cette eau bleue et froide, gonflée par la fonte des glaciers polaires. Au lieu des évêques. de mer et des ondines, il fait jouer dans l’écume des tritons classiques, par un anachronisme et une transposition volontaires, comme s’en sont permis de tout temps les grands coloristes, Rubens et Paul Véronèse entre autres ; il introduit dans la cabane de la fille du pêcheur un dieu d’Homère déguisé, — et lui-même ne représente pas mal Phébus-Apollon, avec une chemise rouge de matelot, des braies goudronnées, et condamné, non plus à garder leé troupeaux chez Admète, mais à pêcher le hareng dans la mer du Nord.