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Les miroirs leur étaient totalement inconnus et excitaient fortement leur curiosité : ils regardaient constamment derrière, pour voir si la glace ne cachait pas quelqu’un, et paraissaient ravis de notre façon d’agir avec eux. Ayant remarqué parmi nous un jeune nègre qui servait de domestique, ils se figurèrent, je ne sais pourquoi, qu’il était notre chef, et à notre grand amusement ils lui témoignèrent leur respect par les gestes les plus burlesques. Nous apprîmes d’eux que nous étions à peu de distance du premier de leur village, et, vers le soir, l’ayant aperçu, j’allai camper sur une île de sable, peu soucieux d’y arriver à l’entrée de la nuit.

A peine nos sentinelles étaient-elles placées, que les Indiens du village commencèrent à débarquer sur notre îlot ; leurs corps étaient entièrement peints jusque dans l’intérieur des paupières, et tous portaient des lances, des flèches et des massues ; aucune femme ne se trouvait parmi eux. Les dispositions de ces sauvages ne paraissaient guère pacifiques. Nous leur distribuâmes cependant quelques couteaux et de la verroterie, mais le nombre des visiteurs devint bientôt assez considérable pour me donner quelque inquiétude. Je les engageai alors à se retirer ; ils n’en tinrent pas compte et commencèrent à devenir bruyans. La nuit était épaisse, et j’avoue que notre situation me parut grave. Je fis prendre les armes, mais sans éclat, et j’ordonnai à chaque homme de se tenir prêt à agir. Nous étions enfin parvenus parmi ces féroces Chambiroas, dont le nom seul faisait frémir tous les habitans de ces régions. L’hésitation qui commençait à se répandre parmi les hommes de mon escorte me fit craindre qu’une terreur panique ne s’emparât de toute la bande, et alors notre mort était certaine. Les factionnaires m’annonçaient à chaque instant l’arrivée de nouvelles pirogues. Les Indiens voulaient exiger des présens et refusaient de nous donner leurs armes en échange. Je leur déclarai alors que toute relation serait interrompue jusqu’au matin, et qu’ils eussent à s’embarquer. Nos gens, rangés sur une longue ligne qui s’étendait d’un côté à l’autre de la petite île, s’avancèrent enfin doucement et l’arme au bras en poussant devant eux les Indiens, mais sans employer la violence. Nous parvînmes ainsi à les obliger à s’embarquer. Un vieux chef seul, ayant proposé de nous servir de guide, resta parmi nous. Je divisai alors notre équipage en deux quarts, qui tour à tour montèrent la garde. Les sentinelles durent répéter le mot d’ordre de quart d’heure en quart d’heure, afin de s’assurer que chacun était à son poste. La nuit se passa ainsi sans encombre. Au point du jour, je trouvai notre équipage singulièrement rassuré et riant déjà des terreurs de la veille.

Après déjeuner, nous nous embarquâmes, et la petite flottille s’approcha du village. La plage sur laquelle il est construit nous paraissait déjà rouge d’Indiens, lorsque la rivière nous présenta tout à coup un