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mais personne n’avait pris au sérieux mon intention de pousser plus loin mon voyage, et rien n’avait été préparé pour m’en faciliter la continuation. On me déclara qu’il n’y avait ni embarcations, ni vivres, ni guides d’aucune sorte ; que les bords de la rivière fourmillaient d’Indiens hostiles, que ses cataractes étaient infranchissables. J’interrogeai par signes les Indiens Carajas, et leurs réponses ne furent pas plus rassurantes : pour nous peindre les désagrément du voyage, tantôt ils simulèrent les gestes d’hommes que l’on mangeait, tantôt ceux de malheureux se noyant dans les cascades. Cependant ma résolution était bien arrêtée, et, porteur des ordres de l’empereur, j’enjoignis de tout préparer pour le voyage. En conséquence, j’achetai les pirogues de pêche que possédait l’établissement, j’en fis faire de nouvelles, je fis tuer une douzaine de bœufs dont on sécha la chair, et l’on se mit à râper une prodigieuse quantité de racines de manioc pour en faire de la farine ; on coupa des cannes à sucre et l’on en extraya de l’eau-de-vie, ainsi qu’une espèce de cassonade, dont on fait des gâteaux qui ont l’apparence de briques et qui sont connus sous le nom de rapa-dura. L’on recueillit des résines pour les convertir en goudron destiné à calfeutrer les embarcations ; j’engageai, par des promesses avantageuses, la plupart des hommes du pays, qui n’étaient qu’une douzaine, à faire partie de l’expédition ; je fis établir une forge, et non-seulement l’on prépara les pièces de fer nécessaires aux pirogues, mais encore on répara l’armement, qui se composait d’une cinquantaine de fusils, parmi lesquels on en comptait douze de siège, que j’avais emportés de France, ainsi qu’une vingtaine de mousquets des chasseurs d’Afrique. Avec quelques vieux canons de fusil, je fis également fabriquer des hameçons et des harpons, et l’on prépara des lianes destinées à servir de lignes et de cordes. Nous avions deux cents livres de poudre, et, les balles ne me paraissant pas en nombre suffisant, je fis détacher toutes celles qui, comme poids, garnissaient nos filets de pêche. Enfin, le pavillon impérial n’ayant jamais été porté sur l’Araguaïl, je fis recueillir dans les bois des teintures jaunes et vertes avec lesquelles nous peignîmes un drapeau brésilien.

Parmi les habitans de Salinas que j’engageai à mon service, se trouvait un vieux nègre appelé Ricardo, homme intelligent et probe, qui avait fait dans son enfance un voyage sur l’Araguaïl, et qui, depuis, en sa qualité de pêcheur, avait visité fréquemment les parties du fleuve les plus rapprochées de Salinas. C’était lui qui, le premier et peu d’années auparavant, s’était mis en rapport avec les Indiens Carajas. Cette rencontre de Ricardo avec les sauvages habitans des bords de l’Araguaïl avait été accompagnée de circonstances fort dramatiques, et je notai le récit du vieux nègre, qui me parut avoir l’intérêt d’un chapitre de roman.