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traitables et plus sûrs de leurs forces. Les pauvres muletiers qui ont laissé des chevaux errer à l’aventure sont obligés, pour les ramener, de battre en tout sens la campagne ; heureusement ils ont, pour reconnaître la trace des animaux, un instinct merveilleux, et le plus souvent la caravane est réunie au bout de deux ou trois heures. Quelquefois aussi, et surtout dans les vastes campos de l’intérieur, ces recherches sont infructueuses, et le voyageur se voit réduit à continuer sa route à pied. Il arrive encore que l’indolent muletier égare à dessein des animaux ; puis, après avoir simulé des poursuites actives, il va se cacher à peu de distance du camp, derrière quelques touffes d’arbres, pour jouir pendant une journée entière de ce far niente si cher aux gens de couleur. Les mêmes passe-temps qui charment le muletier ne sont pas toujours, il est vrai, du goût des voyageurs ; mais quelle colère, si fiévreuse qu’on la suppose, tiendrait devant l’impassibilité du Brésilien, qui, au retour de sa course, vous dit respectueusement, et le bonnet à la main : « Rien n’a paru, mais il est possible que je sois plus heureux demain ou après ? »

Notre camp avait été établi dans une petite plaine sablonneuse et presque dénuée d’arbres. A peine étions-nous arrivés, que nos gens attachèrent nos hamacs à quelques palmiers rabougris et nous engagèrent à chercher dans le sommeil la patience qui nous manquait ; mais les rayons presque perpendiculaires du soleil rendaient ce séjour un peu plus chaud que l’intérieur d’un four, et, ne pouvant dormir, nous passâmes notre temps à nous impatienter.

Bientôt vint l’heure du repas, et la triste collation qu’on nous servit n’était pas faite pour nous remettre de bonne humeur. Notre séjour d’un mois à Goyaz nous avait singulièrement accoutumés à la bonne table du président ; aussi notre bœuf séché au soleil, et un peu plus dur que du cuir de bottes, nous parut-il détestable ; nos haricots noirs, remplis de vers, nous semblèrent dégoûtans, et nous allâmes jusqu’à déclarer qu’on ne pouvait avaler la farine de manioc, qui cependant devait, durant des années, nous tenir lieu de pain. Pour couronner le repas, nous eûmes à discrétion une eau tiède et bourbeuse. Le tout était servi par terre. Il est bon d’ajouter qu’on charge ordinairement des fonctions de cuisinier le plus vieux, le plus sale et le plus incapable des muletiers. Or, notre maître d’hôtel ne remplissait que trop bien toutes les conditions requises. J’avais entrepris cependant de faire son éducation, et j’avais commencé par lui donner un mouchoir de poche ; mais le pauvre diable, ne comprenant pas bien l’intention cachée sous ce cadeau, s’empressa de déchirer le mouchoir en lanières, voulant en faire, disait-il, des rubans pour sa femme. C’en était trop, et l’excès de nos mésaventures nous arracha un fou rire qui nous ôta la force de nous plaindre. Le soir venu, les muletiers rentrèrent au camp sans