Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble renaître avec tous ses prestiges. Dans cette grande basilique des Mémoires, dans cette basilique si artistement composée de sentiment, de poésie et d’histoire, il y a une petite chapelle ornée de tableaux délicieux. Vous y verrez un célèbre ministre qui, échappant aux affaires, va chercher la paix et le bonheur dans une retraite aimée. Quand tout essoufflé, dit l’auteur des Mémoires, après avoir grimpé quatre étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi, » et alors commencent les incantations de la Muse : c’est le parfum des orangers qui monte du jardin silencieux à travers lequel on voit errer des nonnes en voile blanc ; c’est la lune qui se lève à l’horizon empourpré par les derniers rayons du soleil ; c’est enfin une voix mélodieuse qui, mariée aux sons d’une harpe, chante les adieux du Roméo de Steibelt.

Au milieu des inspirations si variées de cette muse, tour à tour moqueuse, passionnée, imposante, vous entendez de temps en temps résonner la note favorite, le motif préféré, le motif de la mélancolie et de la plainte. Nous l’avons dit, on s’attend généralement à trouver dans les Mémoires beaucoup de mélancolie ; il y en a certainement ; s’il n’y en avait pas, la création de René ne serait point ce qu’elle est, une création originale et sincère, qui ne saurait porter la responsabilité de tous les pastiches émanés d’elle. Cependant on a pu reconnaître, par les citations qui précèdent, que la puissance de cette partie du clavier poétique de M. de Chateaubriand n’altérait en rien la sonorité des autres. Après cela, et toute révérence gardée envers les partisans de la vieille gaieté française, il faut bien convenir qu’il n’est pas donné à chacun de prendre la vie à la façon de Roger Bontemps ou de Joconde. Il faut bien convenir qu’il s’est trouvé de tous temps, depuis Job jusqu’à M. de Chateaubriand, des âmes tourmentées par la soif de l’immuable et de l’infini, qui ne se peuvent arranger d’un monde où tout passe, où tout se flétrit et se décolore, la jeunesse, l’amour, l’amitié, l’ambition, la richesse, la gloire elle-même ; car le néant ou l’incertitude de la gloire est un des thèmes qui fournissent au grand artiste des Mémoires les modulations les plus touchantes. Ce génie d’une époque troublée par le doute a sur ses disciples ce privilège de sincérité, qu’il ne peut parvenir à croire même à lui. L’oppression de ce sentiment est visible dans les Mémoires, et par elle s’expliquera plus d’un trait de caractère qui a pu quelquefois faire accuser M. de Chateaubriand d’égoïsme ou d’orgueil. Quant à la tristesse inspirée par les révolutions du cœur, par cette succession de félicités fragiles et éphémères qui se détruisent l’une par l’autre et ne laissent en nous que des ruines, quoi de plus vrai que ces belles paroles des Mémoires : « L’indigence de notre nature est si profonde, que, dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà