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dames du temps de François Ier, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m’avaient fourni d’autres traits, et j’avais dérobé des grâces jusqu’aux tableaux des vierges suspendues dans les églises. Cette charmeresse me suivait partout, invisible ; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie ; Aphrodite sans voile, Diane vêtue d’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse je retouchais ma toile ; j’enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions ; puis, quand j’avais fait un chef-d’œuvre, j’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j’idolâtrais séparément les charmes que j’avais adorés réunis. »

C’est aussi le même peintre du premier rêve d’amour qui peindra plus tard avec le même charme toutes les nuances du sentiment et de la passion. On s’émeut en lisant toutes ces délicieuses histoires de cœur qui ont chacune leur physionomie propre.

Voici un intérieur à la Goldsmith : au fond du comté d’York, dans un cottage anglais, un pasteur, sa femme, une ravissante jeune fille de quinze ans, plus belle que la plus idéale des têtes de Lawrence. Charlotte enchante de sa voix le sommeil de son vieux père, tandis qu’un jeune, obscur et pauvre exilé, nommé Chateaubriand, appuyé au bout du piano, écoute en silence, « éprouvant peu à peu, dit-il en son beau langage, le charme timide d’un attachement sorti de l’ame. » Nous ne dirons pas comment cette fleur d’amour naissant est brusquement coupée sur sa tige au moment de s’épanouir, nous ne dirons pas les douleurs, la séparation, le retour à Londres du proscrit, qui s’en va portant, comme le lui disait une spirituelle et vive Irlandaise, portant son cœur en écharpe : on lira tout cela un jour dans les Mémoires, et, merveille de l’art, on le verra peint en quelques pages. Jamais plus de grâce et de mélancolie ne furent condensées en moins de mots.

Dans un autre chapitre, nous sommes à Rome en novembre 1803. L’auteur du Génie du Christianisme ferme les yeux à une femme malheureuse de vivre et désolée de mourir. C’est encore là une bien touchante histoire avec une physionomie autre que la première, histoire douloureuse, navrante, dont la dernière scène, la scène de mort, écrite en 1838, à trente-cinq ans de distance, est comme moulée sur nature, et d’une vérité qui arrache des larmes. C’est ici une poésie où le beau n’est que la splendeur du vrai. Suivant nous, la mort d’Atala même n’a pas ce caractère de réalité saisissante.

Mais le cœur change, hélas ! comme la vie. Voici la sylphide rêvée à quinze ans qui apparaît au milieu de l’âge mûr, voici l’adolescence qui