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tout seul dans le vieux Panthéon de la vieille Angleterre. Il fait la revue de ses hôtes aux rayons de la lune, et il finit par s’endormir dans le sarcophage de lord Chatam. Tournez la page, il est dans son galetas de la rue Mary-le-Bone. « Mon lit, dit-il, consistait en un matelas et une couverture. Je n’avais point de draps. Quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Mon cousin de La Bouetardaye, chassé, faute de paiement, d’un taudis irlandais, quoiqu’il eût mis un violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable. Un vicaire bas-breton lui prêta un lit de sangle. La Bouetardaye était conseiller au parlement de Bretagne, il ne possédait pas un mouchoir pour s’envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c’est-à-dire qu’il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s’asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s’accompagnant d’une guitare qui n’avait que trois cordes. »

C’est pourtant la même plume qui trace si lestement une pochade, une charge, c’est la même plume qui a écrit ces strophes divinement harmonieuses échappées aux lèvres de Cymodocée captive : « Légers vaisseaux de l’Ausonie, fendez la mer calme et brillante ; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents ! Courbezvous sur la rame agile. Reportez-moi, sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus. » C’est la même plume qui, dans les Mémoires, a écrit ce chapitre délicieux de la Sylphide, premier rêve d’amour d’un adolescent, admirable poème de la puberté, dont vous chercheriez vainement la trace dans la littérature antérieure ; la création du Chérubin de Beaumarchais est tout ce que le passé nous a laissé en ce genre, et quelle distance entre cette esquisse de l’éveil des sens et ce large et brillant tableau de l’éveil simultané des sens et de l’ame, de l’éclosion fraternelle des deux amours s’appelant, se cherchant, s’unissant, se confondant en un hymne enthousiaste d’adoration et de volupté, auquel s’associe la nature entière avec toutes ses voix, avec toutes ses grâces, avec toutes ses pompes ; chant d’extase émané de la terre et du ciel, qui se chante une fois dans tous les cœurs bien faits, mais qui, hélas ! ne se chante qu’une fois ! Au génie seul il est donné de raviver ce beau rêve et de l’embellir encore par la magie du souvenir. Citons seulement le début de ce chapitre où l’auteur de René décrit les premières palpitations de son cœur de seize ans.

« Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues ; elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes