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Voici maintenant des marchands forains qui passent, voici un bûcheron qui entre dans le bois avec ses genouillères de feutre et sa cognée. Ici nous rencontrons une note mélancolique : « Il aurait dû, dit le blessé, me prendre pour une branche morte et m’abattre ; » mais la mélancolie disparaît vite : des alouettes et des pinsons qui trottinent sur le bord du chemin en le regardant passer le raniment ; plus loin, on porcher sonne de la trompe, appelant ses truies et leurs petits à la glandée. Voici la hutte roulante d’un berger. « Je n’y trouvai pour maître, dit notre Ulysse, qu’un chaton qui me fit mille caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d’un parcours. » Voici des chasseurs qui traversent le sentier, voici une fontaine qui bruit sous la mousse : c’est celle où Roland inamorato aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. « Si le paladin avait du moins laissé Bride-d’or au bord de la source, il m’eût été, s’écrie le blessé, bien secourable. » Ses forces en effet s’affaiblissent de plus en plus ; la petite vérole rentre et l’étouffe. Le voilà qui se couche dans un fossé, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s’éteignaient avec les siens. Alors passent les fourgons du prince de Ligne ; on le jette sur un chariot. En traversant Namur, des femmes lui donnent du pain, du vin et une couverture de laine ; on le dépose ensuite à l’entrée de Bruxelles, et il va quêtant de porte en porte un asile. « A Bruxelles, dit-il, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le juif errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville.

Quand il fut dans la ville
De Bruxelle en Brabant,


y fut accueilli mieux que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m’apercevant on disait : Passez ! passez ! et l’on me fermait la porte au nez. On me chassa d’un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage, masqué par ma barbe et mes moustaches. J’avais la cuisse entourée d’un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namuriennes nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de l’Odyssée était plus insolent, mais n’était pas si pauvre que moi. »

Et il y a des jeunes gens qui se plaignent des aspérités de la vie ! Voilà où en était M. de Chateaubriand à vingt-cinq ans. A Londres, c’est bien autre chose. Ici la misère sévit avec rage ; cela va jusqu’à la faim, la faim canine, et pourtant, dans les récits de cette affreuse détresse, il entre bien plus de gaieté que de mélancoHe ; jamais on n’a ri plus agréablement au nez de la fortune. Un jour, pour visiter Westminster, l’exilé donne au gardien de ceux qui ne vivent plus le dernier shelling destiné à le faire vivre ; mais la postérité y gagne un magnifique tableau. Oublié par le gardien, ce prédestiné de la gloire passe la nuit