Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le public a déjà quelque idée de la première partie des Mémoires ; il a entendu parler plus d’une fois de ces belles pages où M. de Chateaubriand décrit son enfance à la Du Guesclin sur les grèves de Saint-Malo, son adolescence inquiète, ardente et rêveuse, sous les tourelles ou dans les bois de Combourg. Qui ne s’est déjà figuré ce vieux castel de la Bretagne, avec sa ceinture de forêts, ce châtelain morose et redouté, cette mère aimable et craintive, cette sœur qui, « par sa mélancolie et sa vénusté, ressemblait à un génie funèbre, » cet enfant qui sera Chateaubriand, et toutes ces scènes d’intérieur, derniers vestiges de la vie féodale aux approches de la révolution ?

A côté de ces tableaux, peints avec les couleurs sévères de Van-Dyck par l’auteur des Mémoires, il en est un qui nous a surtout frappé : c’est sa vie d’enfant au village de Plancouët, chez Mme de Bédée, sa grand-mère maternelle.

Ma grand-mère, dit-il, occupait dans la rue du hameau de l’Abbaye une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Mme de Bédée ne marchait plus ; mais, à cela près, elle n’avait aucun des inconvéniens de son âge : c’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l’antique et une vieille coiffe noire de dentelle nouée sous le menton. Elle avait l’esprit orné, la conversation grave, l’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, Mme de Boistilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémigond, ayant dû l’épouser ; il avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de lui avoir entendu souvent chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi :

Un épervier aimait une fauvette,
Et, ce dit-on, il en était aimé ;

ce qui m’a paru toujours singulier pour un épervier ; la chanson finissait par ce refrain :

Ah ! Trémigond, la fable est-elle obscure ?
Ture, lure, lure, etc.

Que de choses dans le monde finissent comme les amours de ma pauvre tante : Ture, lure, lure !

Ma grand-mère se reposait sur sa sœur du soin de sa maison ; elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste ; à une heure, on la réveillait, on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de