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et la finesse sont l’unique indice d’un vrai talent, combien serait petit le nombre des élus parmi les appelés de notre siècle !

M. de Chateaubriand résisterait encore à cette terrible pierre de touche. Lui qui a innové avec tant de puissance sous le rapport des grands effets de couleur, lui qui, dans une langue élégante, correcte, précise, brillante de grâce, de finesse et de vivacité, mais un peu dédaigneuse, un peu abstraite, réfléchissant des idées plus que des images, a fait pénétrer à grands flots les harmonies, les beautés de la nature tropicale et le souffle ardent de la révolution, lui-même suffirait encore à charmer une postérité de sens rassis et de goût délicat, qui, en fait de style, préférerait la grâce à la pompe, la précision à l’éclat, la vigueur à l’abondance et l’élégance au luxe.

Dans le style de M. de Chateaubriand, il y a presque toujours, comme le dit très bien M. Sainte-Beuve, « un fonds de droit sens mêlé même au faste, de la sobriété dans l’audace, de la mesure et de proportion dans la grandeur. » Il y a de plus une richesse inépuisable de tons et de couleurs. On savait déjà comment la même plume pouvait écrire les trois proses si diftèrentes des Martyrs, de l’Itinéraire et de la Monarchie selon la Charte ; mais ce qu’on ne saura bien qu’après la publication des Mémoires, c’est à quel point le patriarche de notre littérature se distingue de ses enfans et petits-enfans par l’élégance, la variété, la souplesse des formes, et se rattache, quoique novateur, aux plus saines traditions de l’esprit français. C’est dans ses Mémoires qu’on verra avec quelle puissance M. de Chateaubriand dispose à la fois de toutes les richesses et de toutes les délicatesses de notre langue ; comment, sans cesser d’être lui-même, il compose, ainsi que l’abeille, son miel avec toutes les fleurs de notre littérature, depuis la naïveté piquante des fabliaux du moyen-âge jusqu’à la rhétorique chaleureuse ou l’élégance raffinée du dernier siècle ; comment il s’assimile tour à tour Froissart, Joinville, Rabelais, Montaigne, La Bruyère, Bossuet, Pascal, Saint-Simon, Rousseau et Voltaire lui-même. Oui, Voltaire, ce type de finesse et de clarté, s’il revenait au monde, fort désorienté au milieu de nos patois qui lui sembleraient du Brébeuf tout pur, se retrouverait encore dans certaines pages des Mémoires, dans certains portraits, où la verve mordante le dispute à la sobriété et à la grâce. Voltaire, et il va sans dire que nous ne parlons ici que de la question de forme. Voltaire n’admettrait probablement pas toutes les pages des Mémoires d’outre-tombe, mais que de parties dans cette œuvre qui le charmeraient ! Supposons-le lisant le portrait qui suit : c’est le portrait de ce même M. Joubert dont nous parlions tout à l’heure, tracé par M. de Chateaubriand.

Plein de manies et d’originalité, M. Joubert manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit