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rempliront le rôle de l’esclave antique. En attendant, il est certain que nous sommes tous plus ou moins, auteurs ou lecteurs, dans la situation de ce commis des bureaux de Versailles dont parle Voltaire, qui, né avec beaucoup d’esprit, disait : « Je suis bien malheureux, je n’ai pas le temps d’avoir du goût. »

Nous n’avons pas le temps d’avoir du goût ; nous écrivons très vite pour gagner le plus d’argent possible, et nous sommes lus très vite par des gens très occupés. Dans cette presse, c’est à qui frappera le plus fort pour appeler et retenir un instant l’attention distraite du lecteur, et, comme il en coûte d’ailleurs beaucoup moins de temps et de peine pour frapper fort que pour frapper juste, l’abus du style à effet offre ce double avantage des tissus brillans et peu serrés, d’être d’une fabrication plus prompte et d’un débouché plus facile. Il est tel livre contenant de bonnes parties, qui ne doit son succès qu’à tout ce qu’il y a en lui de détestable. Qui n’a entendu dire vingt fois d’un ouvrage, même de ceux qui ont des prétentions au sérieux : C’est absurde, c’est faux, c’est de mauvais goût, c’est ridicule, c’est incohérent, mais c’est amusant ! Et cette dernière qualité assurait le débit du livre. Or, il est déplorable qu’il en soit ainsi ; il est déplorable que l’art d’écrire, destiné autrefois à charmer, à élever, à diriger les esprits, devienne un accessoire de l’art de danser, par exemple, et n’ait plus d’autre but que de distraire, pendant une heure ou deux, par des pirouettes étourdissantes, des gens affairés qui pensent à autre chose. Cela est d’autant plus déplorable, que la nécessité d’écrire vite et de compenser par du clinquant l’absence de toute qualité solide n’exerce pas seulement son influence sur la littérature courante ; elle a fini par peser de tout son poids sur un ordre de productions où elle entraîne des inconvéniens bien plus graves encore que la dépravation du goût.

Quand Paul-Louis Courier disait : « Dieu nous garde du malin et de la métaphore ! » il exprimait en riant une pensée profonde. C’est la même pensée qui faisait dire à Napoléon : « Il y a des gens qui mettraient le feu à leur pays plutôt que de se refuser le plaisir d’une antithèse. » Si l’on voulait, en effet, énumérer tout ce que peut produire de mal la fièvre de la phrase, le pindarisme appliqué à cette littérature philosophique, historique ou politique, qui exige impérieusement précision, exactitude, justesse, maturité d’esprit ; si l’on voulait montrer comment l’amour désordonné des effets de style peut répandre dans le public les notions les plus fausses, dénaturer les faits, transposer les temps, décomposer les caractères, transformer les hommes en idées, les idées en hommes ou en choses, altérer le sentiment du vrai, du juste et de l’injuste, obscurcir cette lumière intérieure de la conscience qui illumine chaque homme venant en ce monde, introniser la fausse grandeur au détriment de la vraie ; si l’on voulait enfin détailler toutes