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m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. »

Mais quel sera l’effet d’un tel livre, s’il est publié dans le moment où nous sommes ? Au milieu d’une crise qui ébranle toutes les existences, quand chacun vit dans l’anxiété du lendemain, y aura-t-il un public pour goûter dignement un chef-d’œuvre d’art composé avec amour, et qui, au lieu d’être présenté dans son ensemble, sera peut-être morcelé en feuilletons ? Cette pensée que son œuvre de prédilection pourrait paraître sous un mauvais jour, à une mauvaise heure, est une de celles qui ont le plus assombri les dernières années du grand artiste.

Commencés en 1811, continués, revus et corrigés sans cesse jusqu’à ces derniers temps, les Mémoires de M. de Chateaubriand ont été écrits en divers lieux et dans les situations les plus différentes, ce qui fournit à l’auteur, chaque fois qu’il se remet à l’œuvre, l’occasion de prologues charmans, d’un tour imprévu et d’une variété piquante. L’ouvrage peut se partager en cinq grandes divisions : une première partie, qui va depuis la naissance de l’auteur jusqu’au retour d’Angleterre, c’est-à-dire depuis 1768 jusqu’en 1800 ; c’est cette première partie dont le public a ouï parler à la suite des lectures de l’Abbaye-aux-Bois en 1834 ; cette partie était la seule qui fût alors rédigée, sauf quelques fragmens de la dernière, et, depuis cette époque, tout ce qui était fait a subi d’assez notables changemens. La seconde partie comprend la vie de l’auteur sous le consulat et sous l’empire ; c’est, je crois, une de celles dont la rédaction est la plus récente, et c’est certainement une des plus animées. Les dernières lignes donneront une idée de cette jeunesse éternelle du génie : « Maintenant le récit que j’achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le fils de Cœlus ne vît se changer en truelle de plomb la truelle d’or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs, ne m’a pas trop failli. Avez-vous beaucoup senti la glace de l’hiver dans ma narration ? Trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j’ai essayé de ranimer et les personnages vivans que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse ? Mes années sont mes secrétaires ; quand l’une d’entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter : comme elles sont sœurs, elles ont à peu près la même main. »

La troisième partie des Mémoires n’est rien moins qu’une vie de Napoléon, dessinée à grands traits à la manière de Bossuet et peinte à la manière de Chateaubriand ; le poète prend son héros au berceau et le