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l’harmonieux théosophe, l’auteur d’Antigone et d’Orphée, n’était plus ; il s’était éteint doucement, entouré de tout ce qui lui était cher, sa main dans la main de celle qui fut aussi pour lui une Béatrix tutélaire, de celle qui fut l’étoile, la providence de sa pure et paisible vie.

Ces lectures, commencées à la suite d’un deuil, interrompues par un autre deuil et reprises par nous seul avec l’agrément de M. de Chateaubriand, nous ont laissé de profonds souvenirs. Les prodigieux événemens qui se sont accomplis depuis n’ont pas peu contribué à raviver ces souvenirs.

Quand nous assistions aux lectures de la rue du Bac, la monarchie de juillet était debout, appuyée sur une force matérielle qui semblait défier les tempêtes. Ses ennemis, même les plus déterminés, jugeant la victoire impossible, ajournaient tout combat à un changement de règne. Presque seul, M. de Chateaubriand, assis à son foyer solitaire, s’obstinait à prononcer la déchéance de Louis-Philippe, et le condamnait à tomber du trône, « après avoir achevé de discréditer la royauté aux yeux des peuples. » En lisant ce Mane, Thekel, Pharès, inscrit sur toutes les pages de la dernière partie des Mémoires, en écoutant l’illustre écrivain parler du gouvernement de juillet comme d’un « hors-d’œuvre insignifiant dans l’histoire, » dénier toute chance de vitalité à ce qui avait coûté tant de calculs, et prophétiser incessamment la ruine d’un pouvoir dont toute l’habileté semblait employée à se conserver, nous nous surprenions parfois à nous demander s’il n’y avait pas quelque témérité dans ces vaticinations opiniâtres, nous redoutions pour les Mémoires un démenti de l’avenir qui aurait amoindri la valeur intrinsèque de ce beau livre.

Le 24 février au soir, stupéfait d’avoir vu en quelques heures ce pouvoir armé de pied en cap disparaître comme un vaisseau sombrant sous voiles, nous vînmes annoncer à M. de Chateaubriand que la France entrait en république. Il nous reçut avec un sourire qui voulait dire : Je le savais ; je ne devais pas mourir avant d’avoir vu cela.

Ainsi il a été donné à M. de Chateaubriand de toucher aux deux points extrêmes de l’histoire contemporaine. Né à la fin de l’ancien monde, il meurt à l’entrée du monde nouveau, après avoir traversé, en les reflétant dans sa vie et dans ses œuvres, toutes les crises d’une société en travail d’enfantement. C’est pourquoi il a pu dire avec raison, dans la préface de ses Mémoires : « Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les principes, les idées, les événemens, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement de monde se trouvent mêlés dans mes opinions ; je me suis rencontré entre les deux siècles comme un confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées,