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que de voir la France passer du christianisme au saint-simonisme ou au fouriérisme. Il arriverait que la tradition serait brisée, et cette forme de civilisation détruite. Étendez ce raisonnement : si dans une civilisation quelconque on s’avisait d’abstraire quelques-unes de ces idées primordiales, il arriverait que toute société serait désormais impossible, car la tradition de l’humanité tout entière serait rompue. Fous sont donc ceux qui, sous prétexte de régénération, viennent nier la propriété, la famille, les arts ou la religion ! Ils ont contre eux la tradition de l’humanité tout entière. Est-ce que vous ne voyez pas que le passé nous est nécessaire autant que l’avenir, et la tradition autant que le mouvement ? Ce sont deux termes qui ne s’excluent pas. Le mouvement ne peut agir que sur un fondement solide, sur quelque chose de permanent. Si le mouvement s’arrêtait, la vie s’arrêterait aussi, et la civilisation se pétrifierait ; si la tradition se brisait, la société, n’ayant plus rien pour la soutenir, tomberait immanquablement dans le chaos.

La seconde cause de cette anarchie intellectuelle, c’est l’absence de l’idée religieuse. Hélas ! la question est si grave pour la France, que je ne sais même pas comment les croyances pourront refleurir chez elle. Nous répétons tous aujourd’hui, du bout des lèvres, la prière du pharisien. Nous sommes tous devenus assez savans pour nous passer d’adorer Dieu. Nous sommes tous devenus d’assez honnêtes gens pour n’avoir plus besoin des momeries du culte. Qui donc aujourd’hui ne croit pas en Dieu ? Ce mot de croire, pris comme synonyme de se figurer et de s’imaginer, est si commode, mais la croyance est si difficile ! Croire en Dieu, que signifie cela ? mes frères, vous qui avez une ame, ne vous confiez jamais à ce déisme bâtard, c’est le sommeil de la conscience, c’est une croyance à réticences mentales, c’est la religion du laissez faire et du laissez passer. Vous à qui il coûte si peu de dire : Je crois en Dieu, comment l’adorez-vous ? Est-ce, comme le catholique, par génuflexion, par des mains jointes et en vous frappant la poitrine ? Est-ce en marchant d’un pied ferme dans la vie, en affrontant résolument ses obstacles et ses misères, en sacrifiant tout au devoir comme le protestant ? Est-ce en priant, est-ce en travaillant ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt en passant à travers le monde sous le masque de l’indifférence, avec des éclats de rire et des chants joyeux ? Pensez-vous que l’univers soit un univers de combats et de luttes, ou bien un théâtre à décors splendides et une salle d’opéra propre aux danses orgiaques ? Vous croyez en Dieu, et vous l’honorez comme ces malheureuses créatures vivant dans le vice qui portent sur leurs poitrines des médailles ou des amulettes oubliées là depuis leur enfance. Votre croyance est un mot sans réalité.

Hélas ! combien, à l’heure qu’il est, sont faibles les représentans de toutes les formes religieuses qu’a revêtues le christianisme, combien ils ont méconnu l’essence de la religion, c’est ce qu’un coup d’œïl général suffit pour faire apercevoir. Les représentans du catholicisme, c’est l’abbé Lacordaire avec sa religion exposée à grand renfort de phrases romantiques, où les images du crépuscule et de la nuit tiennent lieu de l’explication théologique des mystères, avec sa religion d’alchimiste et de sorcier, où pêle-mêle se confondent les élémens les plus hétérogènes, la politique, le magnétisme, le socialisme, et que sais-je encore ? C’est M. Bûchez, homme distingué, auteur de singuliers paradoxes, mais qui a mieux compris les questions de ce siècle. Il a compris