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LES SYMPTOMES DU TEMPS.




III.[1]

Le plus grave des symptômes qui aujourd’hui nous frappent et nous attristent, c’est l’anarchie dans les intelligences. Cette anarchie à une double source : l’oubli de la tradition, l’absence de l’élément religieux.

On a beaucoup parlé de perfectibilité humaine, mais nos modernes philosophes se sont-ils jamais posé cette question : y a-t-il un accord nécessaire entre la tradition et l’évolution particulière de chaque siècle ? Pourtant, le caractère particulier d’un siècle étant une fois déterminé, c’est la première question que doit se poser le philosophe.

La confusion étrange qui règne à cette heure, l’anarchie dans les intelligences, le combat à outrance que se livrent les antinomies se détruisant les unes les autres sans laisser à la société d’autres vérités que des apparences artificielles et mensongères, viennent, on peut le dire, de ce que cette question n’a été ni posée ni résolue. Dès-lors chacun a pris son point de départ là où il lui a fait plaisir, chacun est parti d’un point quelconque de l’espace et du temps, aucune tradition ne nous rattachant plus tous à aucun point fixe. Une fois le voyage intellectuel terminé et les voyageurs arrivés à terre, une assez singulière mascarade a réjoui et attristé à la fois les spectateurs. Souples bayadères et austères pénitens de l’Inde s’embrassant avec ferveur et proclamant le corps et l’ame unis par l’amour ; triades japonaises et dieux à trois têtes de l’Orient ; prêtre-roi et grand lama du Thibet venu du pays de la folie ; débris du XVIIIe siècle, bourgeois voltairiens, théophilanthropes inoffensifs, dont la morale consiste à ne pas faire de mal ; derniers disciples du vicaire savoyard adorant l’Être suprême, le priant en abstraction, non les mains jointes, et le remerciant en prenant le frais sur la montagne ; puritains rigoristes rapportant de leurs voyages quelques momies d’inquisiteurs ; catholiques amateurs d’enluminures romantiques et portant sur la main, comme les saintes des fresques gothiques, de petites cathédrales remises à neuf et bien badigeonnées, encombrent pêle-mêle le rivage, étonnés de se trouver

  1. Voyez les deux premières lettres dans les livraisons du 15 avril et du 1er mai.