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Le lion recherchait le chat pour sa malice et ses grâces délicates, ou plutôt Mirabeau et Chamfort étaient tous les deux emportés et railleurs. La nature les avait taillés en plein drap ; mais il leur manquait en toute chose la foi, la foi qu’ils remplaçaient par la colère à l’heure solennelle. Ce qui va sembler étrange, c’est que dans cette amitié Chamfort était le maître et non le disciple. Cette lettre de Mirabeau est bien curieuse : « J’ai quitté trop tard mes langes et mon berceau. Les conventions humaines m’ont trop long-temps garrotté, et, lorsque les liens ont été un peu desserrés (car pour brisés ils ne le furent jamais), je me suis trouvé encore tout chamarré des livrées de l’opinion. J’étais d’ailleurs trop passionné, j’avais donné trop de gages à la fortune, pour devenir l’homme de la nature. Ce n’est pas au milieu des dangers qu’on peut suivre une route déterminée. Ah ! si je vous avais connu il y a dix ans, combien de précipices et de ravins j’aurais évités ! Il n’est point de jours et surtout il n’est point de circonstances un peu sérieuses où je ne me surprenne à dire : « Chamfort froncerait le sourcil, ne faisons pas, n’écrivons pas cela ; » ou bien : « Chamfort sera content, car Chamfort est de la trempe de mon ame et de mon esprit. » Tout homme a ainsi une conscience intérieure dans un ami toujours en sentinelle sur ses actions. Bienheureux est l’ami qui veille auprès de Mirabeau !

Mirabeau devait lire à l’assemblée nationale, en 1791, un rapport sur les académies. Ce curieux morceau, trouvé dans ses papiers à sa mort, était l’œuvre de Chamfort, qui a plus d’une fois travaillé les discours de son illustre ami. Chamfort, qui était entré à l’Académie en 1781, ne parlait guère en académicien. « Helvétius, Rousseau, Diderot, Mably, Raynal et tous les esprits libres ont montré hardiment leur mépris pour ce corps qui n’a point fait grands ceux qui honorent sa liste, mais qui les a reçus grands et les a rapetissés quelquefois. » Plus loin, il soutient que cette école de servilité n’a jamais produit ni un homme ni une idée. Il s’indigne contre les prix de vertu. « Rendez à la vertu cet hommage de croire que le pauvre aussi peut être payé par elle ; qu’il a, comme le riche, une conscience opulente et solvable ; qu’enfin il peut, comme le riche, placer une bonne action entre le ciel et lui. » Après quelques pages de déclamation, il arrive à cette conclusion éloquente : « Vous avez tout affranchi, affranchissez les talens. Point d’intermédiaire entre les talens et la nation. Range-toi de mon soleil, disait Diogène à Alexandre, et Alexandre se rangeait. Puisque les académies ne se rangent point, il faut les anéantir. Une corporation pour les arts de génie ! C’est ce que les Anglais n’ont jamais conçu, les Anglais, nos maîtres pour la raison. Corneille, critiqué par l’Académie française, s’écriait : J’imite l’un de mes trois Horaces ! j’en appelle au peuple. Croyez-en Corneille, appelez au peuple comme lui. »

Cependant la révolution éclata. Chamfort suivit Mirabeau dans la