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digne émule de Cousin, entrait dans l’Océan indien, reconnaissait les côtes méridionales de l’Asie et débarquait à l’île de Sumatra.

Le commerce était le but unique de tous ces voyages ; leurs auteurs préféraient un secret favorable à leurs intérêts mercantiles à une gloire qui leur aurait attiré des concurrens, et la postérité n’a percé qu’avec peine le mystère dans lequel ils s’étaient dérobés aux yeux de leurs contemporains. Chaque découverte était une sorte de patrimoine pour la ville qui l’avait faite, et les Dieppois retirèrent des leurs de grandes richesses : ils en atteignirent le faîte sous le règne de François Ier. Les arts ennoblirent leur luxe ; la construction de la belle église de Saint-Remi, l’ouverture de l’aqueduc, digne des Romains, qui abreuve la ville, sont de cette époque ; la sculpture en bois et en ivoire, l’architecture de la renaissance, produisirent des chefs-d’œuvre dont une grande partie a été ensevelie sous les décombres du bombardement de 1694. La réforme et les guerres de religion mirent un terme à ces travaux et à cette opulence : aucune ville en France n’eut alors à supporter de plus rudes épreuves et ne fut plus près de sa ruine que Dieppe. Henri IV s’efforça de la relever. Lorsqu’en 1664 le chevalier de Clerville la visita, de 120 navires de 100 à 350 tonneaux qu’elle avait auparavant possédés, il n’en restait que 24 ; le nombre des bâtimens attachés au commerce des Antilles était réduit de 15 à 2, et l’on faisait encore des affaires assez actives avec les îles du cap Vert, le Canada, l’Espagne, la mer du Nord, et surtout la Hollande. Cet état de décadence serait à présent accepté comme de la prospérité. Le bombardement de 1694 porta le dernier coup à la ville ; les Anglais l’avaient surprise sans moyens de défense ; ils épuisèrent à l’aise et sans danger les feux de leur artillerie sur elle, et ne la lâchèrent qu’après en avoir fait un monceau de décombres ; elle avait dès long-temps mérité ce traitement barbare par les hauts faits de ses marins. Comment après ce désastre n’a-t-elle pas retrouvé l’énergie qui l’avait fait sortir si glorieuse et si prospère des malheurs du moyen-âge ? Le génie d’entreprise et la persévérance de ses habitans les avaient-ils abandonnés ? Non, sans doute ; mais les circonstances étaient changées. François Ier, qui venait en 1534 jouir du luxe et de l’éclat de sa ville de Dieppe, lui avait dès 1516 donné dans le Hâvre un rival qui, lié par la Seine à Rouen et à Paris, avait sur elle tout l’avantage des communications par eau sur les communications par terre. Le Hâvre devait attirer inévitablement à lui tout le commerce de la vallée de la Seine, et réduire celui de Dieppe à l’exploitation de son territoire. C’est ce qui est arrivé. Une circonstance naturelle, qu’on n’a peut-être pas assez remarquée, condamnait d’ailleurs le port de Dieppe à descendre au second rang dès que le matériel naval agrandirait ses dimensions : c’est la rapidité