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affirmer une fois sur trois, c’est la statistique officielle qui vous le dit, que ce malheureux sera demain encore voleur ou assassin, et que le bagne le reverra bientôt. Aussi savons-nous tous la terreur qu’inspire dans les campagnes le passage d’un forçat libéré ; dès que la nouvelle s’en répand dans le pays, chacun ferme soigneusement sa maison ; on dirait qu’il s’agit d’une bête sauvage ou d’un chien enragé. Eh bien ! savez-vous combien de forçats sont sortis du bagne dans la seule année qui vient de s’écouter ? Il en est sorti sept cent soixante-sept, c’est-à-dire à peu près huit pour chaque département, s’ils étaient également répartis dans toute la France. Ainsi, du 1er janvier 1847 au 1er janvier 1848, les bagnes vous ont fourni deux libérés au moins pour chaque arrondissement[1].

Non, le bagne actuel est une institution inconcevable dans un pays civilisé ; je ne sache rien d’aussi révoltant pour la morale et le bon sens. Si le génie du mal voulait pourrir le monde et pervertir les hommes, que pourrait-il inventer de mieux que ce que vous faites avec la prétention de bien servir la société ? que pourrait-il faire de mieux que de créer des écoles de crime, où le vice s’enseignerait publiquement, et de lâcher ensuite dans le monde ces écoliers infames ? Et la plus simple morale ne dit-elle pas qu’en vouant indistinctement tous les condamnés à l’horreur publique, qu’en leur infligeant à tous également, quel que soit leur délit et contre l’intention de la loi, une sorte de pilori à perpétuité, qu’en les poussant enfin fatalement, invinciblement, au désespoir par l’humiliation, on se rend en quelque sorte complice de leurs rechûtes ? Ce système pourtant a des défenseurs. Il s’est trouvé des hommes qui ont déclaré nécessaire ce sceau de l’infamie qu’on imprime au condamné. Ne songeaient-ils pas, comme l’a dit éloquemment M. de Lamartine autrefois, que ce sceau indélébile qui le rejette dans la société de ses pareils devient inévitablement le sceau de la récidive et du crime ? Si vous considérez ce signe infame comme un exemple utile et bon à montrer aux hommes, vous tombez dans

  1. Les forçats n’inspirent point en tous pays la même répugnance. En 1842, je me souviens d’avoir vu à Pouzzoles, près de Naples, une bande de forçats vêtus de drap jaune serin. Ils exploitaient une carrière. Auprès d’eux, sur la route, se promenait un élégant personnage dont l’habit bleu et le pantalon gris étaient d’une coupe irréprochable. Ce dandy causait familièrement avec les passans. Je demandai à mon guide ce qu’il était. Il me répondit que c’était un forçat comme les autres ; seulement il était riche, et il avait acheté (dans ce pays où tout s’achetait) le droit de ne rien faire et de ne porter ni le costume, ni la chaîne des condamnés. Plus récemment, à Grenade, je rencontrai un matin des forçats vêtus de gris qui balayaient la rue. L’un d’eux s’était séparé de ses camarades et achetait une pastèque à une fruitière chez laquelle j’allai moi-même marchander des figues. Comme je pressais la marchande de me livrer ces fruits : « Vous êtes bien pressé, me dit-elle en me montrant le forçat, et vous attendrez bien que ce caballero soit servi. »