Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/736

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi donc, quand vous voyez sortir de prison vingt condamnés ayant fini leur temps, vous pouvez être assuré que huit d’entre eux, sept au moins, reviendront sous les verrous, et je ne parle pas de ceux dont les méfaits échapperont à la justice et resteront impunis. Je livre ce chiffre, sans autre commentaire, aux réflexions de ceux qui se préoccupent surtout, dans cette question, des intérêts de la société et de l’amendement des prisonniers. Quant aux philanthropes qui s’inquiètent avant tout du bien-être des forçats, de leur comfort, de leur santé, je leur recommanderai le fait suivant.

Il est prouvé que le dixième des condamnés au bagne meurt dans la première année. Ainsi, tout juré dont le vote a contribué à envoyer dix accusés aux travaux forcés est assuré d’avoir condamné un de ces hommes à une mort certaine et presque aussi prompte que l’échafaud. Il est en outre prouvé et patent que les condamnés vivent au bagne dans les meilleures conditions hygiéniques possibles. Leur nourriture est très bonne, leur travail plus que modéré ; ils vivent tout le jour en plein air, à la clarté du ciel, au milieu d’honnêtes artisans ; la seule différence entre eux, — et ceci est profondément immoral, — c’est que l’un porte une petite chaîne et que l’autre travaille dix fois plus. Leur vie matérielle, chose pénible à dire, est en un mot meilleure que celle de la plupart des ouvriers honnêtes et laborieux des manufactures, et cependant il meurt 1 forçat sur 10 durant la première année, tandis que, dans la vie commune, la mortalité est de 1 sur 41.

A quoi donc faut-il attribuer cette différence effrayante ? Il faut l’attribuer, sans nul doute, et les hommes compétens en conviennent, à l’impression morale, à l’effroi, à l’horreur qu’éprouve le condamné en se voyant poussé par la société dans un antre d’infamie d’où il ne sortira, s’il en sort, qu’avec un sceau ineffaçable d’éternelle réprobation, car les bagnes ressemblent, par plus d’un point, à l’enfer de Dante, et la société semble avoir écrit sur leur porte : « Laissez toute espérance, vous qui entrez.

Non-seulement le bagne n’amende pas, non-seulement il corrompt, mais il tue. Et qui tue-t-il ? Ici la réflexion devient plus pénible encore. Sur ces dix condamnés, dont un doit mourir, avant une année, de honte, d’horreur ou de désespoir, lequel mourra ? Sera-ce le criminel endurci sur lequel nul bon sentiment n’a prise ? Non sans doute ; celui qui mourra, ce sera le meilleur, ce sera le moins coupable, ce sera enfin le seul bon des dix, celui dont la conscience ne sera pas morte encore, dont le cœur est assez fier pour se briser au contact de l’infamie. Les autres, au contraire, insensibles à toute honte, verront dans le bagne un asile supportable après tout, des compagnons dignes d’eux, un séjour à ciel ouvert bien préférable, la plupart des forçats en conviennent, à la réclusion étouffante des maisons centrales.