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laisser distraire de ma contemplation pour prêter l’oreille à leur entretien qui devenait de plus en plus animé. En train d’énumérer ses griefs contre Campos, le pilote venait, sans s’en douter, de faire vibrer une corde bien sensible dans l’ame du chevaleresque amant de doña Sacramenta. Calros apprenait avec une douloureuse surprise que Julian, son concurrent au dernier fandango de Manantial, était aussi son rival. Julian, ami du pilote, n’avait aucun secret pour celui-ci. Sa passion pour Sacramenta remontait à l’époque où la famille de la jeune fille n’était pas encore venue s’établir à Manantial et habitait un autre village, également voisin de la côte, nommé Medellin. Après le départ de Sacramenta pour Manantial, Julian n’avait pas perdu l’espérance de la revoir et de se faire aimer d’elle. La vieille Josefa, cette femme dont Campos avait tué le fils et qui cherchait partout un vengeur à la victime, était souvent appelée de Manantial à Medellin pour y exercer son équivoque profession de magicienne et de devineresse. C était par elle que Julian recevait des nouvelles de Sacramenta, et la sorcière lui avait même promis de disposer en sa faveur le cœur de la jeune fille, si Julian parvenait à la mettre sur la trace du meurtrier de son fils. Cette condition, Julian avait pu la remplir grace à sa liaison avec le pilote, qui, ayant autrefois tenté d’employer Campos comme associé dans ses travaux sur la côte, connaissait parfaitement les crimes de ce misérable. Julian avait donc pu désigner à la vieille Josefa Campos comme l’assassin de son fils et le pilote Ventura comme l’homme qui était le plus à même de seconder une tentative contre le meurtrier. Josefa avait, de son côté, tenu parole ; elle avait été auprès de Sacramenta l’interprète de Julian, interprète assez favorablement écouté, assurait le pilote avec un malin sourire, puisque l’amoureux Jarocho avait été invité par la jeune fille à venir prendre part aux fêtes de Manantial et à défier en son honneur le plus vaillant champion du village. — Ce que le pilote ne savait pas, c’est que la vieille Josefa, dans son désir de trouver un vengeur à son fils, avait également exalté la passion de Calros pour lancer ce dernier à la poursuite de Campos. Moi seul et Calros pouvions compléter les révélations de Ventura. Cependant nous gardâmes le silence, moi parce que je craignais d’exciter encore par des consolations intempestives la jalousie de Calros, et celui-ci parce qu’une trop cruelle émotion remplissait son ame. Le pilote s’aperçut de notre préoccupation, et reprit en se tournant vers Calros :

— Mais j’y songe, c’est vous que mon ami Julian a défié ; c’est vous qui êtes sorti vainqueur de ce combat livré en l’honneur de doña Sacramenta. Eh bien ! dois-je vous le dire ? Julian m’a avoué que, même après sa défaite, il n’avait pas encore perdu toute espérance. C’est au point qu’il parle de quitter Medellin, et que vous le verrez un de ces jours venir s’installer à Manantial.