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d’écume. Le pilote poussa un cri d’angoisse. Pour nous, aveuglés, suffoqués par une aspersion subite, nous sentîmes le canot bondir comme sur la crête d’une vague, et, violemment arraché aux branchages qui le retenaient, dériver rapidement au fil de la rivière. Quand je repris connaissance, le pilote n’était plus avec nous. Je l’appelai à plusieurs reprises ; Calros seul me répondit :

— C’en est fait de lui ! N’avez-vous pas entendu son dernier cri ? Il est au fond du fleuve. À notre tour maintenant.

Une prompte retraite était la seule chance de salut qui nous restât. Le Jarocho avait repris les avirons et ramait avec vigueur. Nul bruit ne se faisait plus entendre que celui de l’eau fendue par les coups mesurés de la rame. Nos ennemis avaient-ils perdu notre trace, ou bien nous attendaient-ils près de l’étroit canal que nous venions de franchir et vers lequel nos efforts redoublés nous ramenaient ? Quel que fût le sort qui nous attendît à cette dernière issue, il était impossible de reculer. Bientôt nous nous engageâmes dans la passe dangereuse. Le tronc d’un gaïac ou d’un cèdre penché sur l’eau, le frémissement du vent dans les branches, une iguane[1] qui fuyait de son lit de feuilles sèches, un écureuil effrayé par le bruit des rames, le moindre bruit, la moindre forme suspecte entrevue, nous trouvaient attentifs et la main sur nos armes. Notre navigation était ainsi interrompue par des haltes fréquentes, après lesquelles Calros ramait avec une nouvelle ardeur.

Nous atteignîmes enfin un endroit où la végétation moins pressée laissait une des rives à découvert : c’est là que nous abordâmes. Une exploration rapide nous prouva que cette clairière ne cachait aucune embûche. Une fois la reconnaissance des lieux faite, nous décidâmes que nous y prendrions une heure de repos et que nous aviserions ensuite aux moyens de continuer notre excursion soit par terre, soit par eau. En ce moment, les premières clartés du jour blanchissaient le ciel. Quelle fut notre surprise quand, au moment où nous allions installer notre modeste campement, nous entendîmes une voix connue prononcer le nom de Calros et le mien : cette voix n’était autre que celle de notre compagnon Ventura. Nous nous crûmes un moment le jouet d’une hallucination ; mais bientôt il ne nous fut plus possible de douter de la parfaite résurrection du brave pilote, qui se présenta sur l’autre rive en nous invitant à lui faire passer l’eau. Traverser la rivière et l’aller chercher fut pour Calros l’affaire d’un instant. — Et par quel miracle êtes-vous de ce monde ? demandai-je aussitôt à Ventura. J’ai encore dans les oreilles un cri d’angoisse qui vous est échappé.

— C’est ce cri qui vous a sauvé la vie. Quant au miracle, ce n’en est un que pour ceux qui n’ont jamais vu un Mexicain de bonne race aux

  1. Lézard de la plus grosse espèce.