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s’est engagée dès le lendemain de la révolution entre le sens commun du pays et les songes désordonnés d’une de ces minorités qui se disent opprimées tant qu’elles n’oppriment pas, dans cette lutte qui n’est probablement pas terminée, M. Ledru-Rollin n’avait, ni d’un côté ni de l’autre, la place d’un chef de parti. Du côté de l’ordre et de la raison, une personnalité plus éclatante que la sienne se trouvait au premier rang par la seule force des choses, par le seul empire du caractère. De l’autre côté, du côté des passions indisciplinées qui s’abritent sous de mensongères théories, le premier rang eût peut-être été plus facile à conquérir ; mais commander au nom des théories, quand on n’est pas soi-même un théoricien, c’est n’avoir que l’apparence du commandement. Nous souhaitons fort que M. Ledru-Rollin, se renfermant dans le rôle encore très honorable que les circonstances lui avaient délégué, se soit, en temps utile, rangé du bon bord, qu’il ait à propos apporté au service de la bonne cause la robuste énergie de son tempérament. Si seulement il s’était jeté par hasard à l’autre extrémité, nous prétendons qu’il s’abuserait lui-même en croyant y dominer pour son compte ; nous voudrions pouvoir lui ôter cette illusion, nous voudrions surtout le décharger de la responsabilité qu’il encourrait aux yeux du public si, par malheur, il prenait cette illusion trop au sérieux. Il est indispensable de le répéter souvent au public et à M. Ledru-Rollin : M. Ledru-Rollin, dans le parti socialiste, ne sera jamais qu’un instrument ; nous en appelons à la conscience de M. Louis Blanc.

M. Ledru-Rollin s’est beaucoup fâché qu’on ait à son sujet, nous ne savons trop pourquoi, remis tout doucement dans la mémoire des Parisiens les gloires épicuriennes de Barras. Au fond, il y a bien quelque rapprochement, puisque le républicain Barras était un gentilhomme aristocrate, comme M. Ledru-Rollin est un prolétaire gentilhomme. Quoi qu’il en soit, personne ne s’avisera jamais de parler de Barras à l’occasion de M. Louis Blanc. M. Louis Blanc nous vient par origine de la patrie du consul Bonaparte ; M. Louis Blanc ne se soucie pas d’être d’un directoire. Il s’arrange pour lui tout seul un empire à huis-clos, en attendant le jour suprême où ce petit empire, s’élargissant jusqu’à enserrer toute la France, la France heureuse de sa docilité comme le Paraguay des jésuites, se laissera proclamer, par la voix de M. Louis Blanc lui-même, l’œuvre, le domaine, le microcosme de M. Louis Blanc.

Ce n’est point ici une raillerie que nous écrivons, c’est un jugement convaincu que nous formulons sur un esprit ambitieux et malade, malade jusqu’à chercher peut-être dans son exaltation à se venger sur son pays de la défaite de son système. On ne se figure pas le trésor d’orgueil qui s’est amassé dans quelques cerveaux au milieu de cette décomposition morale qui a caractérisé l’époque d’où nous sortons. On ne se figure pas le délire de ces faux génies qui, s’adorant dans le plus profond de leur pensée, méprisent et ravalent jusqu’à terre quiconque ne les adore pas. Il parait qu’il y a des extases vaniteuses où l’homme peut réussir à s’isoler tellement de ses semblables, qu’il arrive à les ignorer, et où vivant à lui seul, il s’imagine que rien ne vit plus hors de lui. Qui donc n’a pas rencontré Nabuchodonosor dans ce temps-ci ? Nabuchodonosor sans couronne et sans manteau royal, en frac et en chapeau rond. Il passait hier dans la rue comme un simple passant. Supposez-le monté ce matin au pinacle ; vous avez eu beau démolir le trône, vous ne l’empêcherez pas de trôner.

M. Louis Blanc avait été chargé d’une mission spéciale par le gouvernement