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il poussa une exclamation qui retentit jusqu’au fond de mon ame : je venais de découvrir le valet de cœur.

— Vous avez perdu, monsieur, s’écria-t-il.

À ces mots, prononcés en bon français, je regardai Cecilio avec une muette surprise. Quant à lui, s’approchant fièrement de Storm, il se disposa à l’enfourcher.

— Halte-là ! drôle, je n’ai pas joué la selle, m’écriai-je en l’arrêtant, et je lui ordonnai d’ôter la selle de Storm pour la mettre sur le dos du cheval orange. Cecilio exécuta l’ordre qui devait être le dernier qu’il recevait de son ancien maître, et je le regardai faire dans un douloureux silence. La double opération terminée, Cecilio monta sur le cheval qui n’était plus le mien. Je maudis alors ma folie, mais trop tard. Par fierté, cependant, je ne laissai rien percer du remords cuisant que j’éprouvais, et je demandai à Cecilio, pour dissimuler mon chagrin, comment il se faisait qu’il parlât français sans que je l’eusse su jusqu’alors.

— Je n’ai pas été cinq ans, reprit-il, derrière la chaise de votre seigneurie, lorsqu’elle dînait avec ses compatriotes, sans apprendre sa langue ; mais, quant à le laisser paraître, je m’en serais bien gardé votre seigneurie, dès-lors, aurait eu pour moi une foule de secrets.

Évidemment Cecilio était de la famille de ces valets rusés qui jouent un si grand rôle dans les romans picaresques de l’Espagne. Plus d’une fois il m’avait rappelé le personnage d’Ambrosio de Lamela dans Gil Blas. Sa physionomie ne m’avait pas trompé. Cependant, malgré l’impudence qu’il dévoilait pour la première fois, il semblait, au moment de me quitter, sous le coup d’une préoccupation pénible. Il était naturel, en effet, qu’il éprouvât quelque regret de se séparer ainsi d’un maître qui n’avait eu que des bontés pour lui. Ému par cette pensée, je retrouvai au fond du cœur une étincelle de l’affection que je lui avais vouée.

— Cecilio, mon ami, lui dis-je, ce cheval que tu m’as gagné, je te l’aurais sans doute donné dans quelques jours ; est-ce de m’en dépouiller qui cause ton affliction ?

Cecilio poussa un profond soupir.

— En effet, dit-il, je regrette de voir votre belle selle sur un si vilain cheval, et j’ai honte de ne pouvoir harnacher convenablement celui que je vous ai gagné. À ce propos, puisque votre seigneurie est en veine, lui agréerait-il de jouer aussi la selle ?

C’en était trop. Outré de cette dernière ingratitude : — Prends garde, lui dis-je, en faisant mine d’armer mon pistolet, que je ne reprenne de force un cheval qu’un drôle comme toi n’est pas digne de monter.

Cecilio ne répondit à cette menace qu’en piquant des deux et en sifflant la chienne épagneule, qui jusque-là avait regardé avec un air d’inquiétude