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faut ensuite qu’il se meuble dans un pays où tout est hors de prix, qu’il se procure des bestiaux, des instrumens aratoires, des semences ; il faut qu’il défriche, et, pour peu que son sol ait du palmier nain, ce n’est pas chose facile, car la charrue est impuissante, il faut la pioche, et tel hectare a exigé, pour être défriché, plus de cent journées de travail. Il faut qu’il laboure et qu’il sème à propos, et ce n’est pas là non plus une petite affaire, car toutes les conditions climatériques sont changées, toutes les habitudes du cultivateur normand ou même provençal sont en défaut ; il faut qu’il vive, lui, sa famille et son bétail, en attendant que sa récolte vienne, c’est-à-dire pendant trois ans, car la construction de sa maison, le défrichement, les tâtonnemens de tout genre lui prennent bien au moins ce temps ; il faut enfin qu’il récolte, et ce n’est pas toujours sûr, car la sécheresse, les inondations, les sauterelles, les fléaux de tout genre, lui enlèvent trop souvent le fruit de ses labeurs ; et quand, après tant de peines et de sacrifices, il cherche à vendre une partie de son blé, il rencontre la concurrence du cultivateur arabe, qui, ayant infiniment moins de dépenses à faire, peut donner le blé à meilleur marché.

Et je n’ai pas encore parlé du plus grand, du plus redoutable des ennemis qui attendent le colon européen sur cette terre inhospitalière, l’insalubrité. Dans les villes, on peut aujourd’hui se soustraire assez sûrement aux dangers du climat ; dans les campagnes, c’est impossible. La fièvre est là qui défend le sol avec plus d’acharnement que l’Arabe lui-même, la fièvre qui brise l’ame, qui abat les forces, et qui, lorsqu’elle emporte le père de famille, laisse la veuve et les orphelins sans ressources, sans amis, sans parens, loin du sol natal. Je n’ai rien dit de la nostalgie, cette autre maladie que produit l’isolement, que le découragement aggrave, et qui a fait aussi bien des victimes. Enfin, je n’ai rien dit de cette crainte de l’Arabe qui trouble à tout instant l’agriculteur, de l’Arabe, maraudeur infatigable qui veille toutes les nuits pour le vol, et qui peut à tout moment apparaître en incendiaire et en assassin !

On a cru échapper à ces objections fondamentales en substituant, dans ces derniers temps, les grandes concessions aux petites ; mais on n’a fait que déplacer la question, on ne l’a pas résolue. De deux choses l’une, ou le grand concessionnaire voudra sérieusement placer sur sa concession un certain nombre de familles européennes, et la difficulté se reproduira plus grande encore pour lui que pour ces familles elles-mêmes, car, si elles ne peuvent pas vivre de leur travail en ne devant rien à personne, elles pourront encore moins donner un bénéfice quelconque à l’entrepreneur ; ou le grand concessionnaire fera cultiver par des indigènes, ce qui arrive en effet et ce qui doit nécessairement arriver dans le plus grand nombre des cas, et alors le but même de la