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chiffre de la population soumise à l’Espagne est peut-être exagéré par la vanité nationale, mais il est certainement au-dessous de celui de la population totale de l’archipel, si l’on y comprend les Européens, les Chinois et toutes les tribus sauvages et indépendantes de l’intérieur. En tenant compte de tous les élémens qui ont échappé aux statistiques officielles, on peut porter le chiffre total de la population des Philippines à plus de cinq millions d’habitans.

La constitution politique de la colonie met dans les mains du capitaine-général, gouverneur des Philippines, un pouvoir sans bornes, une autorité absolue, qui ne relève que de la cour de Madrid. Sous lui, un lieutenant du roi (teniente del rey) est chargé du commandement et de l’administration des troupes. Un conseil colonial, aidé par la cour des comptes (contaduria mayor), veille, sous la présidence du gouverneur, aux affaires publiques de la colonie. Enfin l’audience de Manille juge en deuxième et troisième instance de toutes les causes criminelles de l’archipel, tandis que pour la police de la ville, pour les affaires de moindre importance, un alcade secondé par les cabezas del pueblo administre chaque quartier de la capitale. Le gouverneur-général est représenté dans les provinces par un fonctionnaire de race européenne, alcade ou corrégidor, qui est à la fois juge, gouverneur, commandant militaire. Dans les villages enfin, des gobernadorcillos (petits gouverneurs), généralement choisis parmi les familles indiennes les plus anciennes et les plus distinguées, représentent l’autorité centrale.

Cette constitution si simple, qui lie au chef suprême toutes les classes de la société, toutes les branches de l’administration coloniale, serait admirablement choisie pour un pays rapproché de la métropole, et où l’autorité royale, celle de son représentant, marcheraient libres et sans entraves comme au temps où l’Espagne entière et ses immenses colonies obéissaient à un mot de Philippe II, qui dicta les lois des Indes. Malheureusement, aux Philippines, deux obstacles puissans contrarient et annulent même les efforts du gouverneur-général. Le premier, le plus grand, le plus ancien, vient du pouvoir qu’un clergé ambitieux a su conquérir sur l’esprit crédule des Indiens ; l’autre, il ne faut pas le chercher ailleurs que dans les intrigues lointaines de la cour de Madrid. Chaque jour arrivent aux Philippines de nouveaux employés, créatures de la faction triomphante et des ministres appelés à rendre, suivant le programme éternel et immuable, le repos, la gloire et la puissance à l’Espagne épuisée. Chacun d’eux porte avec lui un ordre signé de « moi, la reine » (yo la reina), qui le met à la tête d’une nouvelle administration créée ou à créer, qui lui confère le gouvernement d’une province, une alcadie, une place quelconque, pourvu qu’elle soit largement rétribuée. Souvent, par suite de la longueur du voyage et de la rapidité avec laquelle les ministères se succèdent les uns aux autres dans la capitale des Espagnes, deux fonctionnaires arrivent avec deux ordres différens, mais également valables, pour occuper le même emploi. Craignant de mécontenter aussi bien les ministres du jour que ceux du lendemain, le gouverneur-général n’hésite point. Il ne peut, il est vrai, donner aux deux titulaires le poste auquel un ordre royal les appelle, mais du moins leur orgueil et leur avidité seront satisfaits. A chacun il accorde le titre, les honneurs, et surtout les appointemens de la place en litige, et personne ne souffre et ne se plaint de ce bizarre compromis, si ce n’est le métis et l’Indien soumis à l’impôt.