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son habileté militaire, de la mission qui lui était confiée. Cette mission était importante : Philippe II, songeant à envahir le Portugal, convoitant surtout ses riches colonies, voyait aux Philippines, d’où il menaçait à la fois l’Inde et les Moluques, Macao et le Japon, le centre d’action de sa puissance dans ces mers, le point de départ de ses flottes et de ses armées à la conquête de ces empires immenses. Aussi, pendant que le duc d’Albe, rassemblant les vieilles bandes de Pavie, de Lépante et de Saint-Quentin, préparait l’invasion du Portugal, le monarque espagnol hâtait-il de sa puissante et persévérante énergie la conquête des Philippines, assurant par de nombreux secours les succès de don Juan de Legapsi dans ces îles lointaines.

Déjà Zebu était conquis, Manille était fondée ; déjà les Espagnols s’étendaient dans l’archipel, où partout les progrès de leurs armes étaient rapides, quand tout à coup nouvelles, approvisionnemens, secours cessèrent d’arriver d’Espagne. Une poignée d’Européens restèrent livrés à leurs propres forces au milieu d’une population de quatre millions d’Indiens, bienveillans jusqu’alors, mais ardens, mobiles, passionnés, et dont une cause futile pouvait d’un moment à l’autre changer l’amour en haine, la soumission en révolte. L’énergie de don Juan, ses talens militaires, l’habileté de sa conduite envers les chefs indiens, et surtout les succès religieux des moines, suppléèrent à l’oubli et à l’abandon de Philippe II. Tandis que la défaite de l’invincible armada, la révolte des Provinces-Unies, les succès de Guillaume-le-Taciturne et les dissensions civiles de la France rappelaient en Europe toute l’attention de Philippe et toutes les forces de l’Espagne, la conquête des Philippines s’achevait plus lente, moins brillante qu’elle ne l’eût été sans cet oubli du monarque, mais s’achevait sans effusion de sang, sans ces cruautés qui ternirent en d’autres lieux la gloire des vainqueurs de l’Amérique. Au milieu des Indiens étonnés de leur courage, émerveillés des doctrines nouvelles, les moines s’élançaient un crucifix à la main, publiant l’Évangile, annonçant la véritable religion, et partout, sur leur passage, les peuples se convertissaient ; partout, sur les côtes de l’archipel, à côté de l’église catholique, à côté de la croix, symbole des nouvelles croyances, flottait la bannière castillane triomphante et glorieuse. Les Philippines étaient enfin conquises à l’Espagne. Un gouverneur, détaché du Mexique, s’établit à Manille, et dès-lors l’histoire de l’archipel ne fut plus que celle de la capitale et de l’île de Luçon, au centre de laquelle Juan de Salcedo avait fondé Manille sur le Passig, en 1571.

La position de Manille, habilement choisie au centre de Luçon, au fond d’une baie immense qui, par les grands fleuves qui s’y jettent, la fait communiquer avec toutes les provinces de l’île, lui assurait le premier rang parmi les établissemens espagnols et une haute influence politique sur l’archipel. Des familles chinoises, chassées de leur patrie par la misère, peut-être aussi par une de ces révolutions si fréquentes dans les provinces du Céleste Empire, vinrent donner à la capitale naissante ce qui lui manquait encore, l’animation industrielle, la vie commerciale ; les vastes marchés de la Chine furent ouverts aux produits de l’archipel, et ainsi commencèrent des relations importantes pour le commerce de Manille, relations entretenues alors par des jonques qui durent bientôt s’effacer devant les navires européens. Les Chinois apportèrent à Manille leurs habitudes de travail, leurs procédés agricoles, leur industrie manufacturière, et