Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au temps où le Pérou et le Mexique obéissaient à ses lois, l’Espagne négligea ces lointaines possessions. Aujourd’hui la faiblesse a succédé à la négligence, et des crises toujours renaissantes ne permettent guère à la métropole d’exercer l’action vigoureuse et féconde que la colonie serait en droit d’attendre. Dans l’état présent de la Péninsule, les Philippines sont donc loin de produire en raison directe de leurs ressources ; mais si jamais l’ordre s’affermissait en Espagne, s’il était permis au gouvernement de Madrid de travailler avec quelque suite à la régénération du pays, les Philippines gagneraient à ce changement, outre une plus grande prospérité matérielle, une haute valeur politique, car elles seraient entre des mains intelligentes un puissant moyen de reconstruire cette marine formidable qui, après avoir fait, par l’invincible armada, trembler Élisabeth sur son trône d’Angleterre, devait un jour expirer à Trafalgar.

Si de sérieux motifs appellent, on le voit, sur les Philippines toute la sollicitude du gouvernement espagnol, des vues d’ambition, des nécessités commerciales, dirigent vers le même point l’attention de l’Angleterre. Le royaume-uni trouverait dans l’annexion de ces îles le complément de sa puissance dans les Indes, le gage d’un succès certain et assuré au Japon, un immense archipel à soumettre à son monopole commercial. Les Philippines lui donneraient pour ainsi dire l’empire des mers de Chine, de ces mers qui baignent les rivages des seules contrées encore rebelles aux envahissemens de la politique et du commerce britannique. Aussi l’Angleterre se prépare-t-elle par tous les moyens une prise de possession de l’archipel ; sans renoncer à se l’assurer par la force, elle cherche à obtenir une cession volontaire, à laquelle s’opposent avec énergie tous les Espagnols qui comprennent le véritable intérêt, la véritable gloire de leur patrie. Intrigues pour exciter les Indiens et les métis de Manille à la haine et au mépris de la métropole, notes diplomatiques adressées à la cour de Madrid, suggestions habilement répandues dans la Péninsule par les journaux soumis à son influence, menaces, corruption, tout est mis en œuvre par l’Angleterre pour arriver à ce but qu’elle poursuit depuis l’occupation momentanée des Philippines, en 1762, avec cette volonté constante, cette ténacité invincible, signes distinctifs de sa politique. Tel est, au reste, le prix que l’Angleterre met à la réussite de ses projets, qu’il y a quelques mois lord Palmerston signalait en plein parlement les Philippines comme devant acquitter les dettes si considérables de l’Espagne envers son pays.

Un jour peut venir, on n’en saurait douter, où sur ce point du monde seront posées des questions auxquelles notre pays ne doit point rester indifférent. L’Espagne parait elle-même vouloir se rendre un compte exact de la situation actuelle de sa colonie. De curieux écrits ont été publiés sur ce sujet ; ils jettent une triste lumière sur les fautes de l’administration espagnole. Le livre d’un magistrat distingué dont le souvenir est encore vivant à Manille, don Luis Alvarez y Tejero, doit surtout être signalé comme un guide sûr pour les législateurs futurs des colonies espagnoles. Ce remarquable ouvrage porte un cachet d’impartialité et de sagesse qui lui a ouvert l’entrée de l’archipel, malgré les obstacles d’une censure jalouse et souvent aveugle. C’est aidé de ces documens et des souvenirs d’un long séjour aux Philippines que nous essaierons de faire apprécier l’importance politique et commerciale de ces îles, ainsi que les tendances des peuples qui les habitent.