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par une défaite, et fuyant en tumulte devant les légions d’Aetius ou de Bélisaire. Quatre-vingt mille fugitifs entassés sur la rive attendaient leur tour de passage dans sept ou huit bateaux qui sillonnaient le fleuve. Les mieux montés cherchaient un gué qui leur permît d’atteindre l’île placée, comme une pile de pont, entre les deux bords. On apercevait déjà en arrière une immense ligne de fumée brodée de flammes dont le cercle s’approchait en se resserrant de plus en plus ; c’était l’armée républicaine qui arrivait précédée de l’incendie. Les Vendéens voyaient venir le péril sans aucun moyen de le combattre ; ils avaient successivement perdu tous leurs chefs. Cathelineau était mort au siège de Nantes ; d’Elbée, frappé à la dernière bataille, n’avait pu quitter Beaupréau ; on venait d’embarquer Bonchamp, qui devait expirer en touchant l’autre rive ; M. de Lescure arrivait porté sur un brancard et suivi de sa jeune femme, dans laquelle chacun voyait déjà une veuve. A la place d’une armée, il n’y avait plus qu’une multitude livrée à toutes les angoisses de l’abandon. Le tumulte de cette foule sur le fleuve, dans l’île et sur les deux rives, formait un chœur inexprimable de plaintes, de cris, de malédictions et de prières, dont le retentissement s’étendait jusqu’à l’horizon comme celui d’une mer agitée. On était au mois d’octobre ; la Loire, grossie par quelques pluies, roulait plus bruyamment ses eaux jaunâtres ; un vent froid frissonnait dans le pâle feuillage des saules ; le ciel avait une teinte d’acier sinistre et menaçante. La nature elle-même semblait avoir préparé le cadre pour cette scène de désolation.

Maurice Ragueneau s’était associé à toutes les vicissitudes de l’armée vendéenne et partageait son désastre. Sa femme, fidèle à l’antique tradition qui lui confiait le soin et la défense du ménage, n’avait point voulu quitter Chanzeaux, et s’était décidée à mourir, comme le chien de garde, à la porte du logis qu’elle devait surveiller ; mais Marie-Jeanne avait suivi son frère. Assise, dans ce moment, sous une touffe d’aulnes, elle regardait avec inquiétude du côté de la Loire. Son oncle Ragueneau et ses trois cousins étaient groupés derrière elle ; Musseau, les deux mains croisées sur son fusil et le menton appuyé sur ses mains, gardait un silence sombre. Ils étaient là depuis plusieurs heures, attendant Maurice, qui s’était chargé de leur trouver une barque. Le jour baissait, et tous commençaient à s’inquiéter de ce long retard ; mais, comme il arrive habituellement en pareil cas, nul ne voulait en convenir le premier. Enfin Marie-Jeanne éclata.

— Jésus, mon Dieu ! qu’est devenu Maurice ? s’écria-t-elle en se levant pour regarder plus loin dans la foule.

— Il ne revient pas ! répétèrent les trois frères à la fois ; de manière ou d’autre, il faut pourtant passer l’eau.