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Le décret du gouvernement provisoire n’admet pas, pour la durée du travail dans la capitale, la même limite qui est posée, dans les départemens, aux labeurs de chaque jour. L’ouvrier de province doit rester assujetti à une corvée quotidienne de onze heures, tandis que la tâche de l’ouvrier parisien n’excédera pas dix heures. Pourquoi faire deux catégories de travailleurs pour la France, et sur quelle raison de droit ou de fait se fonde ici l’inégalité de traitement ? Ce n’est pas le gouvernement républicain qui peut distinguer entre les provinces ni entre les habitans des villes et des campagnes. Aux yeux du pouvoir comme devant la loi, tous les citoyens ont les mêmes droits, et la faveur que l’on accorderait aux uns deviendrait une injustice à l’égard des autres.

Comme tous les grands centres de richesse et de consommation, Paris attire les ouvriers les plus habiles, à la condition de les rémunérer par des salaires plus élevés ; nais ce n’est pas là un privilège gratuit. Si l’ouvrier de Paris est mieux rétribué, il travaille aussi davantage. En fait, la durée du travail est communément de douze heures dans les ateliers de la capitale, et ces douze heures, par l’activité que l’ouvrier déploie, en valent treize ou quatorze. Le travailleur parisien est peut-être la seule espèce d’hommes qui rivalise d’ardeur et de persévérance avec le travailleur anglais. En réduisant à dix heures la durée du travail quotidien dans la métropole de notre industrie, on a donc diminué la journée non d’une heure, mais de deux heures ; dans tous les ateliers auxquels le décret peut être applicable, l’on retranche un sixième ou tout au moins un septième de la production.

Je sais que les ouvriers, vers la fin d’une journée qui se prolonge, ne font que des efforts languissans, et qu’ils ne produisent pas tout ce qu’ils pourraient produire. Le sentiment de la fatigue l’emporte, dans ces momens, sur celui du devoir et même sur celui de l’intérêt personnel. En retranchant deux heures de la journée, l’on ne retranche donc pas une quantité proportionnelle de travail ; ce résultat est démontré par de nombreuses et concluantes expériences ; néanmoins, au total, il doit exister une différence très sensible dans les résultats. Deux heures de travail supprimées équivaudront toujours, pour l’effet utile de la production et pour la richesse du pays, à une diminution quelconque. On aura peut-être soulagé l’ouvrier, mais on aura laissé une force très réelle sans emploi.

Le courant auquel on oppose une digue artificielle finit toujours par s’ouvrir une autre issue. La production ne diminuera pas assurément parce qu’il aura plu au gouvernement de réduire la durée du travail dans les manufactures ; car les besoins de la société restent les mêmes, et les producteurs doivent toujours y pourvoir. Cependant, si l’on gêne les manufacturiers dans l’emploi des ouvriers, ils remplaceront les ouvriers par des machines. C’est ainsi que les coalitions et les exigences