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par les juges indigènes sur les plaideurs : outre les frais du procès, il faut encore payer le roulement des affaires, et le gouvernement sanctionne ces honteuses exactions par son silence.

Les choses se passent autrement chez le juge anglais. Nous avons dit qu’il était incorruptible : ajoutons qu’il est inabordable. Il apporte à l’audience le froid mépris de tout civilien pour les Hindous qui l’entourent. Les abords de la cour sont encombrés. Ils sont là deux ou trois cents cultivateurs, venus de cent milles à la ronde, soit comme parties, soit comme témoins, les uns attendant impatiemment que leur cause soit appelée, les autres, dont les ressources sont épuisées, implorant à grands cris les moyens de regagner leur pays. On fait faire place, et le juge arrive à son siège sans être souillé par le contact de toutes ces misères. Pendant que son attention est absorbée par le courant des affaires, et qu’il signe, souvent sans les lire, les pièces qui ont été préparées la veille, le greffier fait son choix et appelle une cause, quel que soit d’ailleurs le rang qu’elle occupe sur le rôle. Les parties sont amenées devant la cour, et l’interrogatoire commence. S’il s’agit d’une affaire importante, et si le juge a des loisirs, peut-être posera-t-il lui-même les questions ; mais, le plus souvent, ce soin est laissé au greffier, qui, tout en écrivant les dépositions, les traduit dans une langue qui vient d’être adoptée par les tribunaux et qui est tout-à-fait inintelligible aux plaideurs[1]. A proprement parler, les débats ne sont ouverts qu’après l’audition des témoins, car c’est alors seulement que le juge veut bien prêter quelque attention à ce qui se passe autour de lui. Il écoute la lecture des pièces du procès, et permet, pour la forme, qu’on lui lise quelque chose des interrogatoires qui viennent d’être terminés, puis il laisse volontiers parler les avocats jusqu’à l’heure de son dîner, heure à laquelle la cause est invariablement entendue. A en croire les juges anglais, leurs décisions gagnent beaucoup en sûreté et en droiture à ce que les preuves orales soient ainsi écartées, attendu que le témoignage d’un Hindou, loin d’éclairer l’affaire, ne sert qu’à compliquer la procédure. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette allégation, car l’abus que font de la métaphore tous les Orientaux a prêté à beaucoup de mots un sens aussi vague que peu satisfaisant pour les étrangers. On aurait tort néanmoins de croire qu’un juge doué d’un peu de patience, et surtout d’une parfaite connaissance de la langue du pays, ne pourrait pas guider l’esprit d’un paysan hindou et lui faire énoncer des.idées claires et distinctes. Ces mêmes témoins, qui se troublent si fort

  1. Autrefois on plaidait dans la langue persane, qui est familière à tous les lettrés de l’Inde. On a récemment essayé d’y substituer l’hindoustani, mais ce que l’on pouvait prévoir est arrivé, les deux langues se sont fondues en une seule, et les Bengalis ne comprennent rien à ce nouvel idiome.