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pour contenir chez nous l’inévitable effervescence des masses, pour leur inculquer le respect d’elles-mêmes, la seule pensée de cet immense succès, qui a reproduit partout le grand coup frappé par la France, suffirait à remplir les cœurs d’un orgueil salutaire. L’enfant de Paris, qui depuis le lendemain des barricades entend crier chaque jour la fuite d’un empereur ou la déchéance d’un roi, doit bientôt s’imaginer qu’il remue le monde, comme il remuait les pavés des carrefours.

Étudié de plus près et analysé avec une connaissance quelconque des hommes et des lieux, cet ébranlement soudain de l’Europe étonne presque autant l’esprit qu’il le surprend à première vue. L’agitation du midi de l’Allemagne, les émeutes du peuple de Munich, les révoltes de paysans du Wurtemberg, les discussions publiques des citoyens de Bade, toutes les formes que le mouvement a prises dans ces contrées-là, s’expliquent par des précédens déjà nombreux, par une propagande continuée sans interruption depuis des années. Il n’en est pas de même de Vienne et de Berlin. Quand on sait les mœurs pacifiques, les habitudes routinières des Viennois, quand on se représente le mélange d’étrangers qui peuple la capitale de l’Autriche, on a peine à se figurer une exaltation assez vive et assez générale pour réunir tant d’assaillans dans un si vif assaut. Comment, d’autre part, le bourgeois de Berlin, qui, l’année dernière encore, s’inclinait si respectueusement devant la majesté du trône, qui subissait, en gémissant, les saillies les plus excentriques de l’humeur royale, obéissant toujours néanmoins, parce qu’on ne pouvait point ne pas obéir au roi, comment le bourgeois de Berlin a-t-il si brusquement relevé la tête ? Comment ces roturiers si méprisés par les officiers nobles des régimens prussiens ont-ils tenu contre ces régimens ? Et comment aussi les Milanais, sans armes et presque sans pavés, sont-ils venus à bout de leur garnison ? Il y a là le miracle de la volonté révolutionnaire ; il y a là surtout une démonstration acquise à l’histoire de ce temps-ci : c’est que l’armée, dans tous les états de l’Europe, a cessé d’exister comme puissance à part au sein de la société. L’esprit de corps qui la constituait en dehors de l’ordre civil n’est plus assez énergique pour lui donner la supériorité aussitôt que l’ordre civil entre en lutte avec elle. Le soldat se fond de lui-même avec les citoyens ou leur cède la place. L’Europe entre ainsi par un côté de plus dans les voies de l’Amérique.

Ira-t-elle jusqu’au bout sur cette pente rapide des idées et des institutions démocratiques ? Dans ce tourbillon qui emporte autour de nous les hommes et les choses, il serait insensé de chercher à préjuger l’avenir, et l’on peut tout au plus fixer au passage les traits du présent à mesure que le présent se déroule. Le drame se joue maintenant sur trois théâtres à la fois : en Pologne, où il est encore caché par l’ombre dont s’enveloppe la tyrannie moscovite ; en Allemagne, où il ne fait peut-être que commencer ; en Italie, où cette fois encore, comme au XVIe siècle, il semble que doive s’engager la lutte principale. Le but de cette triple entreprise est le même dans les trois régions. Il s’agit partout de fonder l’unité nationale sur des institutions libres. On verrait ainsi la face de l’édifice européen renouvelée tout entière par ce nouveau partage des territoires ; le sol se distribuerait non plus selon l’équilibre des dominations, mais selon le droit des nationalités. La question ne serait plus de borner à telles ou telles limites l’empire de tel ou tel prince pour ne point inquiéter les autres chez eux ; la ques-