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a paru froide, et les mérites d’une imitation patiente n’ont pu prévaloir contre la langueur de l’ensemble, le manque d’action et les incorrections de détails. Au reste, nous le répétons, ce n’est pas un intérêt littéraire qui s’attachait, l’autre soir, à cette tragédie ; on n’y était frappé que des allusions. Les révolutions ont de ces fraternelles complaisances : à des siècles de distance, elles se prêtent réciproquement des maximes et des parallèles. Or, nous ne croyons pas qu’il y ait au théâtre de moyen de succès plus déplorable que l’allusion. Elle nous ramènerait droit à ces tragédies de glorieuse mémoire, où il suffisait, pour enthousiasmer le parterre, d’aligner en rimes quasi-périodiques les mots sacramentels de Tibre et de peuple libre, de Rome et de grand homme. Ce procédé n’a, comme on voit, rien de commun avec l’art ; outre qu’il détourne du véritable objet de la littérature dramatique, outre qu’il facilite le succès de la médiocrité et le remet entre les mains des spectateurs les moins compétens, il a cela de particulier que, reposant sur des points de comparaison presque toujours inexacts, il abuse les esprits légers ou prévenus sur la valeur réelle des événemens historiques. Qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre la chute des Tarquins, révolution toute patricienne, tout aristocratique, amenée par une réaction de l’oligarchie contre les cruautés, les crimes de la royauté, et notre dernière révolution, où le peuple a tout dominé, le combat et la victoire ? Quoi de plus triste que cette manière de forcer les rapprochemens, de façonner l’histoire à sa guise, d’en faire un moule uniforme où tout doit se rapetisser ou s’agrandir suivant les prédilections ou les antipathies du moment ?

Et cependant, il faut en convenir, tant que durent les émotions de la lutte, tant que l’imprévu des événemens ; les bruits de la place publique, l’intérêt vital des discussions, l’incertitude du lendemain, nous transportent dans une sorte d’atmosphère idéale, insolite, à demi romaine, où abondent les ambitieuses maximes et les poses héroïques, où la vie a quelque chose de théâtral et d’agrandi, la tragédie peut retrouver de courts momens de splendeur. Toute révolution, en secouant violemment les ames, leur fait aisément perdre le sentiment de la proportion et de la justesse, et les dispose à cette sonorité de langage, à cette solennité d’action, qui caractérisent la tragédie. Le peuple même, appelé à ces représentations, initié à un art, à un plaisir nouveau, n’a garde d’être choqué de l’emphase, ni de s’attacher tout d’abord au simple et an vrai. La peinture approfondie des caractères, le jeu sincère des passions, lui échappent au premier aspect, tandis que les majestueuses allures du vers tragique, ce je ne sais quoi de factice et de convenu qui semble exagérer les choses en exagérant les mots, ces maximes jetées comme des oracles et relevées par l’ampleur imposante du costume antique, tout cela le frappe, le saisit, l’émeut. Et s’il se trouve lui-même dans une de ces situations prodigieuses où tout se tend et s’amplifie, où l’invraisemblable seul semble possible, où l’on préfère une lointaine et confuse grandeur à toute vérité trop applicable et trop simple, alors il accourt, il bat des mains, et son empressement naïf peut faire croire à l’observateur superficiel que la tragédie ressuscite, qu’une vie nouvelle vient ranimer ses retentissans alexandrins. Mlle Rachel, à qui diverses circonstances avaient fait perdre quelque peu des sympathies publiques, a pensé sans doute qu’elle devait profiter de ce moment favorable pour ajouter à son répertoire le rôle de Lucrèce, et surtout ce