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donne déjà depuis près d’un siècle aux États-Unis, il y a plus que de la témérité, il y a de l’ingratitude à maudire le principe de la concurrence.

L’industrie, je le sais, traîne à sa suite bien des misères. Dans cette fécondité d’expansion qui la caractérise, elle n’a pas constamment pour rejetons l’ordre, le bien ni la richesse. Des crises périodiques la ravagent, qui dissipent les fortunes et qui moissonnent les existences. Du fond des ateliers, même dans les temps prospères, s’élèvent trop souvent des plaintes lamentables qui couvrent le bruit des machines et qui vont troubler la sérénité du ciel. J’ai vu, j’ai touché du doigt, j’ai sondé ces plaies que la plupart des socialistes exagèrent ou dénaturent en les décrivant sur des ouï-dire. J’ai pénétré dans les ateliers de famille comme dans les plus vastes manufactures ; j’ai interrogé toutes les classes de travailleurs, depuis l’ouvrière qui gagne péniblement 40 à 50 centimes par jour jusqu’au mécanicien dont le salaire peut s’élever à 20 francs ; j’ai comparé les ressources avec les besoins de chacun, depuis les parias qui vivent entassés pêle-mêle dans les bouges les plus infects, sans vêtemens, sans pain, sans air ni lumière, jusqu’à ces heureux du travail qui habitent les comfortables chaumières de Turton, avec l’aisance assise au foyer domestique et avec le contentement dans le cœur ; j’ai poursuivi cette comparaison pendant près de vingt ans, à Paris, dans les villes industrielles de la France, en Belgique, dans les provinces rhénanes, en Suisse, en Angleterre et en Écosse. J’ai fouillé, la nuit comme le jour, les profondeurs les plus cachées, les mystères souterrains de l’état social. Dans le cours de cette pénible odyssée, j’ai senti bien des fois l’émotion soulever mon cœur et déchirer mes entrailles ; mais je n’en ai pas conclu que le mal dominât sur la terre ni qu’il y eût lieu, pour corriger des misères accidentelles, de supprimer la liberté.

Si le malheur est peut-être plus apparent aujourd’hui, il est, certes, moins général que dans les sociétés anciennes. Ceux qui souffrent le plus sont les retardataires qui n’ont pas voulu ou qui n’ont pas su s’accommoder du progrès. Les tisserands à la main travaillent seize heures par jour pour vivre de pommes de terre ; le tissage à la mécanique procure aux enfans et aux femmes le salaire des hommes faits. Le mouvement de la société, précisément parce que l’on n’y saurait résister, a quelque chose d’impitoyable ; c’est aux institutions de relever, dans leur prévoyance et dans leur charité, les blessés qu’il laisse étendus sur sa route.

La science économique, en posant des principes que les pouvoirs publics avaient trop long-temps ignorés ou méconnus, a donné peut-être à ces lois une forme brutale et réactionnaire. Elle a proclamé avec raison que le salaire était une marchandise, dont le cours résultait nécessairement