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sur le développement progressif de l’instruction et de l’aisance, et, par ce double progrès, ils espéraient susciter tôt ou tard un véritable tiers-état sur le vieux sol féodal. Ç’a été là tout le plan du vertueux Marcinkowski et du comte Mielzynski, le compagnon dévoué de ses travaux. Leurs efforts, si tristement déconcertés par l’explosion de 1846, ne sauraient néanmoins avoir été des efforts stériles. Ce sont eux qui, en peu d’années, ont renouvelé la face du grand-duché, en y fondant des cercles agronomiques, des associations de lecture, des bibliothèques populaires ; ce sont eux qui ont créé les sociétés protectrices pour l’instruction de la jeunesse polonaise, prêtant surtout leur aide à l’instruction professionnelle, soutenant de leur bourse quiconque était négociant ou artisan polonais, ouvrant enfin aux marchands polonais le vaste bazar de Posen. Là devait être une exposition permanente de l’industrie nationale ; on vit là des gentilshommes tenir boutique pour vaincre les préjugés par leur exemple, et montrer au vulgaire que le commerce était dorénavant le meilleur emploi du patriotisme.

Ce patriotisme devenait, il est vrai, bien savant pour la plupart, et l’ardeur des passions qu’il ne satisfaisait pas assez, plus forte que lui, éclata malgré lui. L’intelligence polonaise n’accepte pas encore une notion trop compliquée de l’état ; les cœurs polonais ont besoin de vifs entraînemens qui ne vont pas avec la tactique régulière des politiques réfléchis. L’éducation de l’homme et du citoyen se fait presque toujours en Pologne sous la direction de la femme. « La femme aux long cheveux et à l’esprit court, » disait l’antique poésie populaire des Slaves ; — « la reine de la maison, l’ame des ames, » disent depuis des siècles les poètes polonais. On n’imagine pas, avec nos mœurs de l’Occident, l’autorité que la femme exerce dans le silence et l’isolement de cette vie rustique des châteaux, à l’ombre du foyer de famille, au fond des villages, au milieu des grands bois. Le génie polonais s’est formé sous ce gouvernement domestique ; il y a pris l’ardente sensibilité qui fait son malheur et sa puissance.

Le moment arrive pourtant où cette exaltation va trouver carrière. L’avenir qui s’ouvre aujourd’hui est assez large pour occuper ensemble et la prudence des sages et l’impétuosité des violens. Il y aura beaucoup à fonder et certainement beaucoup à combattre. Ce n’est pas trop de toutes les aptitudes nationales dans la crise suprême qui s’annonce sous de si éclatans auspices. Je souhaite que ces pages donnent ici quelque idée des forces vraies dont la Pologne dispose, des ressources qu’elle peut, qu’elle doit puiser en elle-même. Si seulement elle apprend à les bien conduire, il faudra dès demain répéter, avec plus d’espoir que jamais, le cri prophétique des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne n’est pas perdue ! »


ALEXANDRE THOMAS.