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gnaient hautement le peu d’estime que leur inspirait l’attitude de leurs compatriotes vis-à-vis de la justice prussienne. Ils s’indignaient lorsqu’ils entendaient les prisonniers de Berlin se plaindre de la longueur des interrogatoires et de l’humidité de leurs cellules. — Chez nous, écrivait-on dans les correspondances de Varsovie, chez nous, le prisonnier est éveillé en sursaut à une heure du matin, interrogé par un gendarme et battu jusqu’au sang à la moindre contradiction. L’on a bien osé comparer la geôle prussienne à la geôle russe ; mais oublie-t-on déjà tout le martyrologe de nos dernières années : Grzegozewski devenu fou dans la citadelle, le sénateur Wieloglowski mort d’épuisement après un mois de prison, la fiancée de Dobrycz sortant du cachot pour aller rendre l’ame dans une maison d’aliénés, Morsztyn se brisant la tête aux murailles et Lewitu se brûlant tout vivant dans son lit pour en finir avec le supplice de leur atroce existence ? Les Polonais « de la couronne » retrouvaient ainsi au fond d’eux-mêmes cette antique jalousie qu’ils avaient jadis nourrie contre la Grande-Pologne, mais c’était maintenant pour lui disputer l’honneur d’avoir éprouvé le pire destin. « Non, vous n’étiez point malheureux, disaient-ils à leurs frères de Posen, vous qui pouviez confesser le nom de la patrie devant un tribunal public, devant une nation toute pleine de sympathie, devant des juges qui n’avaient pas cessé d’être hommes, et cependant le cœur vous a manqué plus d’une fois ! Il valait mieux que vous, notre Antoine Paprocki, lorsque, étendu sur le chevalet pour l’amour de la Pologne, il parlait encore avec le même enthousiasme de la sainteté de ses espérances ; et cela, c’était entre quatre murs, face à face avec un bourreau sans entrailles ! » Comment assez exprimer ce qu’il y a de douloureux dans l’amère rivalité de ces martyrs, qui voudraient tous avoir mérité la palme la plus sanglante ?

Tel est l’état moral au milieu duquel s’est accomplie l’action de la propagande polonaise ; tels sont les caractères qu’elle avait à mettre en jeu. Il a fallu qu’elle se tînt au niveau de cette exaltation générale des esprits, qu’elle la dominât et l’employât au service de ses principes. La tâche n’était pas facile. Pour les démocrates, en effet, il ne s’agissait point d’une conspiration immédiate ; j’ai dit avec quelle rigueur Maurice Mochnacki condamnait toute explosion prématurée : avant de conspirer, il était besoin de former des conspirateurs. La propagande, au lieu d’être un complot en activité, devait être seulement un complot en préparation, une véritable association enseignante, une sorte de Tugendbund dont les affiliés se vouassent à prêcher les doctrines. Renouveler la face de la nation en réconciliant les classes de la société, en répandant à tous les degrés des sentimens plus fraternels, c’était là le problème démocratique, et la solution voulait des années, s’il n’arrivait point à la traverse un de ces grands coups de tonnerre qui tout ensemble illuminent et foudroient. Cette solution ne pouvait