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à prendre ce mot dans l’acception du moyen-âge, que sa conduite à l’égard des parens de Gutier Fernandez. A la nouvelle de la mort de ce seigneur, don Gutier Gomez, prieur de Saint-Jean, et Diego Gomez, ses cousins, tous deux chargés de défendre la frontière de Murcie, se croyant menacés du même coup qui venait de frapper le chef de leur famille, abandonnèrent leur poste et prirent la fuite. Le premier essaya de gagner Grenade, l’autre chercha un refuge à Valence. Le prieur, arrêté à la frontière, n’attendait que la mort ; mais le roi s’empressa de le rassurer, lui rendit ses honneurs et ses emplois et continua de lui accorder sa confiance. Il pardonna de même à Diego Gomez, bien qu’il fût allé demander un asile à ses ennemis[1].

La dissimulation profonde avec laquelle don Pèdre préparait ses vengeances, ou, si l’on veut, ses justices, est aujourd’hui pour nous le trait le plus odieux de son caractère, et elle ajoute un degré d’horreur aux meurtres qui signalèrent son règne. Je crois que cette dissimulation fut plutôt une habitude et peut-être une nécessité de son temps qu’un vice de son naturel. Il faut se rappeler ce qu’étaient alors les riches-hommes de Castille, leurs forteresses inaccessibles, leurs vassaux nourris dans des idées d’obéissance aveugle, pour comprendre combien la force ouverte était impuissante contre eux. Avant le perfectionnement de l’artillerie, il y avait, en Espagne, quantité de places imprenables. Tel seigneur, retranché dans son donjon bâti au-dessus des nuages, avec une centaine de bandits et des vivres pour un an, se moquait des armées les plus nombreuses, et cependant, à la tête de sa petite troupe, répandait la désolation dans toute une province. Pour en avoir raison, il fallait nécessairement le surprendre éloigné de son fort, séparé de ses hommes d’armes. En ce temps, la guerre était en quelque sorte l’état normal de l’Europe, et la ruse, bien souvent la perfidie, la seule tactique en usage. La plupart de ces chevaliers que l’on s’habitue trop à croire semblables aux types dessinés par les poëtes ou les romanciers, se faisaient un jeu de leurs sermens. Où trouver en Espagne, dans cette triste période, des hommes constans dans leurs alliances, fidèles à leurs amis ou même retenus par les liens du sang ? Partout on ne rencontre que trahisons, parjures éhontés. Faut-il s’étonner qu’un prince élevé au milieu de la guerre civile, toujours entouré de révoltes et de conspirations, trahi par ses frères et par ses cousins, vendu par sa mère et par sa tante, ait cherché à tourner contre ses ennemis les armes dont il avait éprouvé lui-même les dangereuses blessures ? Je ne fais point ici l’apologie de don Pèdre, je veux seulement établir combien il est difficile de juger les hommes d’autrefois avec nos idées modernes. Ce qui est un crime à nos yeux aujourd’hui

  1. Ayala, p. 319 et suiv.