Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après avoir scellé cette lettre touchante, Fernandez tendit sa gorge au bourreau, qui le décapita dans une chambre de la maison où il avait été arrêté. Un arbalétrier de la garde, montant à cheval aussitôt, courut porter sa tête, à Séville, aux pieds du roi[1].

Pendant que Gutier Fernandez expiait à Alfaro son imprudence ou son crime, don Pèdre ordonnait en Andalousie un autre meurtre, résolu sur des soupçons encore plus incertains et préparé avec non moins d’art et de dissimulation. Gomez Carrillo, commandant de quelques forteresses prises récemment sur les Aragonais, était accusé par ses ennemis d’entretenir une correspondance déloyale avec le comte de Trastamare. Indigné contre ses accusateurs, et se croyant assuré de les confondre, il se rendit aussitôt à Séville et se présenta hardiment au roi, demandant à se justifier. Il convint qu’il avait vu pendant une suspension d’armes quelques-uns de ses parens, émigrés en Aragon ; mais il nia formellement que, dans ces conférences, il eût fait ou reçu aucune proposition contraire au service de son maître. Le roi l’accueillit gracieusement, parut l’écouter avec faveur et l’assura qu’il avait toujours sa confiance. Il ajouta que, pour imposer silence aux calomnies et pour éviter des relations qui pourraient être mal interprétées, il voulait l’éloigner de la frontière d’Aragon et lui donner le gouvernement d’Algeziras. C’était alors une des places les plus importantes du royaume. Carrillo, croyant recevoir une faveur signalée, accepta avec reconnaissance et partit aussitôt sur une galère du roi pour aller prendre possession de son nouvel emploi. Mais à peine fut-il à l’embouchure du Guadalquivir, que le capitaine de la galère lui fit trancher la tête. En même temps et à l’autre extrémité de la Castille, sa femme et ses fils étaient arrêtés par Martin Lopez[2].

Ayala explique à sa manière la mort de Carrillo, qu’il n’attribue pas à une cause politique. Suivant son récit, le roi, dans une de ces infidélités fréquentes, mais toujours passagères, qu’il faisait à Marie de Padilla, avait jeté les yeux sur doña Maria de Hinestrosa, cousine de celle-ci et belle-soeur de Gomez Carrillo. Garci Laso Carrillo, son mari, blessé dans son honneur, passa en Aragon, laissant à son frère le soin de veiller sur la conduite de sa femme. Ainsi, ce serait pour se débarrasser d’un surveillant incommode que le roi aurait fait périr Gomez. J’avoue qu’une telle supposition me semble peu probable, et je ne m’explique pas comment notre chroniqueur ne s’est pas donné la peine de la mieux justifier. Sur la frontière d’Aragon, Gomez n’était guère en état de troubler les amours de don Pèdre ; et l’on voit qu’après tout, il ne se montrait pas fort jaloux de l’honneur de sa famille, puisqu’il acceptait les

  1. Ayala, p. 313 et suiv. — Cascales. Hist. de Murcia, p. 133.
  2. Ayala, p. 315 et suiv.