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serre chaude qui fournit à foison les primeurs de tous les vices. Encore un coup, si vous voulez vous faire une idée de ce qu’est véritablement la dame anglaise, la English gentlewoman, c’est-à-dire un des types féminins les plus admirables qu’il y ait sur la terre, ne la cherchez pas à Londres ; cherchez-la dans les châteaux des lointains comtés, dans ces antiques halls dont le toit respecté offre à des générations sans reproche un abri séculaire ; car, s’il n’y a rien au monde de plus innocent et de plus simple que la jeune fille des provinces en Angleterre, il n’y a au monde rien de plus impur que la fashionable girl du West-End ; et c’est à celle-là que dans le roman de Dickens nous avons affaire. Mme Skewton voit dans la merveilleuse beauté de sa fille un capital dont le placement doit lui rapporter de gros intérêts. Veuve à trente ans et ruinée, Édith se laisse encore revendre par sa mère à M. Dombey ; mais, pour être juste, ajoutons qu’elle ne feint en aucune manière une affection qu’elle ne ressent pas, et semble lui dire, avant comme après le mariage « Vous m’avez achetée, je ne vous dois plus rien. » Dans la conduite de la fille se trouve la punition de la mère. Jamais des lèvres orgueilleuses d’Édith ne tombe une parole de tendresse pour celle qu’elle regarde, au fond de son cœur, avec horreur et mépris. Lorsqu’elles se trouvent seules, le silence n’est rompu que par les lamentations de Mme Skewton sur l’ingratitude de sa fille et les âpres reproches de celle-ci. Quand Édith daigne répondre à sa mère, elle trouve des accens d’indignation et d’amertume qui font frémir. Il y a je ne sais quoi de terrible dans cette révolte de la nature contre son principe, et, à l’aspect de la honte clouée au front de la vieillesse par la main qui eût dû être son appui, on se voile comme devant un sacrilège.

Un jour vient pourtant où s’écroule l’édifice des charmes grimaçans de Mme Skewton. Cosmétiques, essences, fausses dents et faux cheveux, rien ne sert plus. La décrépitude est là, l’impitoyable paralysie se montre menaçante, et à sa dernière partie de whist écrase l’épouvantable vieille. Elle tombe, inerte, idiote, sans conscience, sans paroles, sans regard, et, morte avant d’avoir cessé de vivre, on la dépose sur la couche qu’elle ne quittera que pour le tombeau. Le tableau de la mère et de la fille à cette heure suprême est une des scènes les plus dramatiques et les plus vigoureuses que nous connaissions. Touchée de pitié devant ce cadavre vivant, la fille veut pardonner à la mère, et ne peut faire pénétrer jusqu’à cette intelligence obscurcie l’annonce d’un miséricordieux oubli. Un sourire hébété entr’ouvre seul les lèvres de la mourante. Édith, atterrée jusque dans son invincible orgueil, tombe à genoux et lève ses mains jointes au ciel. Une voix vient du lit ; Édith prie avec ferveur ; la voix s’entend encore : « Arrangez mieux mes rideaux roses. » C’est là le murmure qui frappe l’oreille tendue de Mme Dombey. Elle se lève, se penche sur le lit : sa mère est morte !