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les passans[1] ? » Que l’auteur d’Héloïse n’a-t-il pu savoir à quelles immondes idoles on devait sacrifier sa Julie ? Hélas ! si les belles liseuses d’aujourd’hui faisaient dételer leurs chevaux trois fois dans une soirée pour ne pas s’arracher au volume enchanteur, on découvrirait probablement que l’attrait du livre réside tout entier dans les ignobles amours d’un forçat et d’une fille des rues.

Nous le répétons, les défauts de Dickens tiennent surtout à sa condition et à ses premières habitudes littéraires. Disposant de peu de temps et de moins d’argent, attelé à une besogne ennuyeuse et dure, il trouve pourtant le loisir de livrer au public la quintessence de ce que, plus tard, il délaiera en quarante volumes. Mais sous quelle forme cela se présente-t-il ? Sous celle qui, après tout, convient le mieux à son talent, et à laquelle il revient sans cesse, naturellement, et sans s’en douter ; sous la forme d’articles isolés, de feuilles éparses, d’esquisses en un mot.

Le dernier roman de Dickens paraît, comme son premier, par livraisons ; il y a loin cependant de Pickwick à Dombey-and-son. Dans celui-ci, pas un préjugé britannique d’épargné, et, pour mignon qu’il soit, pas le moindre péché qui échappe. On conçoit à peine un Anglais tirant de la sorte sur les siens. Ici, au moins, Dickens s’élève parfois à ces hauteurs où, s’il l’écoutait plus docilement, son intelligence saurait moins rarement atteindre. Le romancier ordinaire, le raconteur, s’efface pour faire place au moraliste, à l’observateur profond. L’observation est de deux espèces : il y a l’observation des principes et celle des faits, ou, si l’on aime mieux, celle des effets et celle des causes. « Les faits sont inféconds et sans racines, » disait Bolingbroke. « Ce sont des plantes parasites, » dit Jean-Paul, « toujours prêtes à s’accrocher à la tige de toute idée. » Or, voilà (à part le talent, envisagé ici comme simple instrument de la pensée) ce qui constitue la différence entre Shakespeare et Walter Scott : l’un étudie l’effet, l’autre la cause. — Tout, dans ses débuts, semblait désigner à l’auteur de Pickwick une place dans la première de ces catégories ; rien chez lui n’annonçait que jamais il dût s’élever au-delà de l’observation la plus minutieuse, je dirais presque de l’espionnage du fait. Cependant ses deux ou trois derniers ouvrages sont venus démontrer que peut-être se pressait-on trop de ne voir en lui que trivialité d’instinct. Quand à trente-cinq ans on peut, au nom de créations telles que le Cricket on the hearth, Barnaby Pudge et Dombey-and-son, réclamer l’indulgence pour ses fautes passées, on y a droit, eût-on même sur la conscience plus de Nicholas Nickleby et d’Oliver Twist que Dickens.

Dans son roman nouveau, Dickens attaqué surtout une classe que

  1. Nouvelle Héloïse, vol. II, lettre XXVII.