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qu’elles ont de plus abject et de plus révoltant. Des deux personnages les plus marquans de la pièce de Gay, de Peachum et du fameux capitaine Macheath, deux écoles distinctes en Angleterre ont fait comme leur type souverain. Paul Clifford, que nous venons de nommer, et le Turpin d’Ainsworth[1], ne sont, tous les deux, que la reproduction du vaillant compère que le Beggars’ Opera a rendu célèbre. L’école d’Ainsworth, école détestable s’il en fut, à laquelle on doit Jack Sheppard et tant d’autres romans de la même espèce, s’est approprié le bandit courageux, le voleur à grandes façons, le highwayman en un mot, tandis que Peachum, le Tartufe du genre, a servi de modèle à cette foule d’astucieux coquins dont Dickens s’est en quelque sorte réservé le monopole. Il est à remarquer qu’en Angleterre, où une fausse pruderie défend que l’intérêt dramatique d’un livre repose franchement sur le développement et l’analyse des passions, les écrivains qui veulent émouvoir leurs lecteurs sont forcés d’avoir recours à l’élément terrible. Ne pouvant peindre le désordre moral, ils s’emparent des faits criminels, et, sous prétexte d’éviter le scandale, tombent dans la brutalité. Grace aussi à ce système, le roman finirait en Angleterre par ne plus exister qu’à deux conditions : ou il faudrait qu’il fût maintenu dans les régions fashionables, qu’il devînt pâle, insipide, absurde, en s’alliant aux Silver-fork novels de Mme Gore et tutti quanti ; ou bien il n’échapperait pas à la catégorie crapuleuse, et alors il faudrait qu’il descendît aux Oliver Twist, aux Rookwood, et à tant d’autres pages de cette iliade de la truandaille, dont, au commencement de sa carrière, Dickens semblait vouloir se constituer l’Homère.

Quant à ce qui se rapporte à l’originalité de la slang-literature actuelle en Angleterre, quelques mots suffiront pour démontrer que la découverte n’en est point due à M. Dickens. Vers l’année 1823, il parut à l’un des petits théâtres de Londres une pièce dont le succès immense prouvait assez la popularité du genre, et dans laquelle les acteurs ne parlaient guère que l’argot le plus pur. Cette pièce ne faisait que mettre en action une série de gravures accompagnées d’un texte dû à la plume de Pierce Egan, et appelé la Vie de Londres ; Tom and Jerry fut aux dessins de Cruikshanks ce que fut Robert Macaire à ceux de Daumier ; mais, à dater de ce moment, le genre renaissait, et le Reggar’s Opera trouvait un successeur légitime. Pendant les premières années de ce siècle, trop de grands intérêts politiques agitaient l’Angleterre pour qu’elle eût le temps de s’amuser. Si nos générations françaises ont pu passer du bal masqué à l’échafaud, et quitter l’opéra pour les champs de bataille de l’empire, de pareils contrastes ne sont pas de l’humeur de nos voisins, et la période littéraire inaugurée en Angleterre au lendemain

  1. Dans le roman de Rookwood par Ainsworth.