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sont, selon lui, deux révolutionnaires, qui, ne pouvant donner carrière, dans la société où ils vivaient, à leurs instincts destructeurs, se sont rejetés sur le monde de la pensée. M. L. Ross compare sérieusement les réformes apportées dans la critique et dans l’histoire aux actes les plus violens de la révolution française. Wolf et Niebuhr ont jeté aux vents les cendres d’Homère et brisé la chaise d’ivoire de Romulus, comme en France on avait renversé le trône et violé les tombeaux de nos rois. L’auteur continue sur ce ton : jamais on n’avait prêché la modération avec des allures plus guerrières. L’Allemagne cependant paraît peu disposée à rejeter à la voix de M. Ross ses glorieux souvenirs ; pas plus que la France, elle n’a envie d’une contre-révolution[1].

En laissant M. Nitzsch et M. Ross dans la solitude où ils se complaisent, on peut reconnaître un fonds commun à toutes les opinions que nous avons analysées : c’est le désir de concilier l’origine multiple des poèmes homériques avec l’ensemble harmonieux auquel il en coûte trop de renoncer. Plusieurs pas ont été faits dans cette voie. En reculant au-delà de l’époque indiquée par Wolf l’usage de l’écriture, on a diminué l’importance du travail de Pisistrate. Plus la réunion des fragmens de l’Iliade et (le l’Odyssée se trouvera voisine du temps où furent composés ces poèmes, plus il sera facile de rendre compte de leur apparente unité poétique. Un fait du moins est acquis, c’est qu’il ne peut plus aujourd’hui venir à la pensée de personne de comparer l’Iliade à l’Énéide ou à tel autre poème composé savamment d’après nos procédés littéraires. Il en est de même de toutes les questions auxquelles Wolf a touché : il a pu dépasser la vérité, mais il a toujours été sur le chemin qui y mène ; il a tracé la méthode qu’il convient d’appliquer à l’étude de l’antiquité, et en France il est moins nécessaire qu’en aucun autre pays de faire sentir la valeur d’un pareil service. On sait assez depuis Descartes quels sont les avantages d’une méthode légitime, alors même qu’il reste à en régler les écarts. Ce n’est pas par hasard que j’ai prononcé le nom de Descartes. Wolf a fait passer à travers l’antiquité le souffle de l’esprit moderne ; il a opéré dans l’histoire des lettres une révolution analogue à celle qui au XVIe siècle régénéra la philosophie. Il a rompu avec toutes les opinions prises à crédit, comme dit Montaigne, et est parti du doute pour faire appel à cette critique indépendante qui est la raison appliquée aux faits du passé. Avant Wolf on jugeait les anciens d’après quelques principes préconçus, en rapportant tout à un type imaginaire, sans se rendre compte des circonstances au milieu desquelles

  1. Une réponse a déjà été faite à M. Ross par M. Bernhardy, l’un des disciples de Wolf qui ont le mieux gardé sa mémoire, et collègue de M. Ross à l’université de Halle, dans un discours académique sous le titre de Epicrisis disputationis Volfianœ. Halle, 1846.