Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi pour effet de l’affaiblir. Et toutefois la mémoire ne pouvait être si sûre, que le dépôt qu’on lui confiait ne s’altérât avec le temps. Le débit animé des rapsodes dut causer plus d’une infidélité ; souvent sans doute l’imagination vint se jeter à la traverse des souvenirs. A quoi donc eût servi cette unité si vantée, dont personne alors ne pouvait sentir le prix ? A quoi bon cette suite de chants non interrompus, que personne n’eût pu ni réciter ni entendre ? Le génie a beau planer au-dessus de la multitude, il n’en prend pas moins son point d’appui sur elle ; il y a entre eux une alliance nécessaire ; les efforts de l’un sont mesurés sur les besoins de l’autre. — Déjà, par ce raisonnement dont nous ne donnons ici que les points essentiels, on peut voir où Wolf en veut venir. L’Iliade et l’Odyssée n’existent, à vrai dire, que du moment où Pisistrate en a recueilli les fragmens épars. Il n’y avait jusque-là que des chants sans suite, et les contradictions que l’on y découvre ne permettent pas de les rapporter à une source unique. Rien n’empêche toutefois d’admettre que parmi ces chanteurs animés d’une inspiration commune il y en eût un qui, supérieur à tous les autres, recueillit leur gloire par une usurpation légitime. Qu’on lui fasse la part aussi belle qu’on le voudra, Wolf y consent. Laissons-le parler lui-même, au moment où il se démasque en s’écriant comme César : Le sort en est jeté, jacta est alea. « Je veux qu’Homère ait eu un génie vraiment divin et capable des plus hautes pensées, qu’il ait épuisé la science dés choses divines et humaines, qu’il soit tel enfin que jamais la splendeur d’une telle lumière ne se lèvera plus sur le monde, à moins que l’on ne voie renaître une seconde Grèce ; qu’à un génie au-dessus de tous les autres il ait joint, contrairement aux lois de la nature, la perfection d’un art infini : encore bien ne peut-on attribuer à un tel homme ce qui dépasse les forces de l’humanité… Homère eût-il eu dix langues, une voix de fer et une poitrine d’airain, il n’eût pu se passer, pour transmettre son œuvre, du secours de l’écriture ; ou, si l’on veut supposer que seul il ait deviné ce secret, ses poèmes, privés de toutes les facilités qui pouvaient leur frayer la route, n’eussent pas mal ressemblé à un navire construit dans l’enfance de l’art, qui serait resté sur le chantier faute d’agrès et d’équipage, et n’eût pu être lancé au milieu des épreuves de l’océan. »

On le voit, la personne et la gloire d’Homère ne sont nullement menacées. On peut encore remonter à lui comme à la plus pure source de la poésie ; il sera jusqu’à la fin le toujours florissant Homère. Les poètes peuvent encore évoquer son image pour l’entendre, comme jadis Ennius, leur dévoiler avec des larmes amères les secrets de la nature :

Inde mihi species semper florentis Homeri
Exoriens visa est lacrymas effundere salsas
Coepisse et rerum naturam expandere dictis,