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pères antérieurs au concile de Nicée, notamment saint Justin, avaient reconnu explicitement la Trinité. Servet soutenait la négative, et non sans raison. Calvin, à l’appui de la thèse contraire, apporte un passage de l’écrivain grec :

« Or, nous dit-il, cest habile homme de Servet, qui se glorifiait partout d’avoir le don des langues, sent presque aussi bien lire en grec qu’un enfant qui serait à l’a, b, c. Se voyant prins au trébuschet avec grande confusion, demanda en colère la translation latine.- Je respondi qu’il n’en y avoit point, et que lamais homme n’en avoit imprimé. Sur quoy je prins occasion de lui reprocher son impudence. — Que veut dire cecy ? Le livre n’a point esté translaté en latin et tu ne sais lire en grec ? Néantmoins tu fais semblant d’avoir familièrement conversé en la lecture de Iustin. Je te prie, d’où te viennent ces tesmoignages que tu produis si franchement comme si tu avois l’autheur en ta manche ? — Luy, avec son front d’airain selon sa coustume, sauta du, coq à l’asne et ne donna le moindre signe du monde d’estre touché de vergongne[1]. »

Si ce récit n’est pas entièrement véridique, il est très propre du moins à peindre cette espèce de pédanterie féroce qui fit le caractère de tout le débat. Une discussion plus sérieuse s’engagea sur l’article du panthéisme. Servet, à qui son adversaire reprochait de ne pas séparer Dieu du monde, essaya de se tirer d’affaire, comme tant d’autres l’ont fait et le font encore après lui, en disant qu’il reconnaissait entre Dieu et le monde une distinction formelle et un intermédiaire nécessaire, savoir, les idées[2] ; mais, vivement pressé par Calvin, emporté d’ailleurs par sa conviction, il s’écria que toutes choses, même le pavé que nos pieds foulent, sont de la propre substance de Dieu.

Le résultat de la séance du 16 août fut de mauvais augure pour Servet : le conseil décida que Nicolas et sa caution étaient libérés de toute responsabilité. Servet cependant ne perd point courage. Averti par l’effet terrible qu’a produit contre lui le soupçon d’anabaptisme, il voit où est le péril, et essaie de le conjurer. Dès le lendemain, il adresse au conseil une requête où il représente avec force qu’il n’est point un séditieux, mais un savant paisible ; qu’une opinion n’est pas un crime ; « que c’est une novelle invention ignorée des apostres et disciples, et de l’église ancienne, de faire partie criminelle pour la doctrine de l’Écriture, ou pour questions procédantes d’icelle. » S’il s’est trompé,

  1. Déclaration, p. 1355. — Refut. error. Serv., p. 703.
  2. On ne connaissait cette curieuse discussion que par Calvin. J’en trouve la trace dans le manuscrit de Genève, procès-verbal inédit de la séance du 15 août. On demande à Servet s’il a enseigné que Dieu est une seule chose contenant cent mille essences, tellement qu’il est une portion de nous et nous une portion de lui. Servet « respond qu’il ne la point dict ainsin, sinon pour les idées. »