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entre tous ses sujets, sans distinction de rang et de religion, lui était imputée à crime par ceux qui se croyaient au-dessus des lois, c’est-à-dire par quiconque avait un fief, une prébende, des vassaux. Le nombre de ces privilégiés était grand en Castille. Il traitait humainement les Juifs, et plusieurs occupaient de hautes charges à sa cour. Probablement il avait accordé à ce peuple malheureux quelques franchises dont il ne jouissait pas sous ses prédécesseurs ; car on a pu remarquer que, dans tous les troubles civils, les Juifs s’étaient hautement déclarés pour lui. Il n’en fallait pas davantage pour autoriser les bruits les plus absurdes sur son impiété. Qu’il accueillît un savant arabe ou qu’il se montrât affable pour un négociant juif, dont l’industrie enrichissait l’état, on murmurait tantôt qu’il était musulman, tantôt qu’il était juif, et qu’il pensait à détruire le christianisme dans son royaume. Et de fait, on l’avait entendu répéter plus d’une fois qu’il n’avait de loyaux sujets que les Maures et les Hébreux. Ces rumeurs étaient propagées surtout par les ecclésiastiques, et, bien qu’à cette époque leur pouvoir n’allât pas jusqu’à détrôner les rois, ils n’en étaient pas moins des agens dangereux qui favorisaient puissamment les menées du comte de Trastamare et répandaient dans toute la Castille un levain de désaffection et de mutinerie.

A l’irréligion de don Pèdre, on commençait à opposer la piété vraie ou feinte de don Henri. Personne ne connaissait encore les projets de ce jeune prince, et assurément, quelle que fût son ambition, il était encore loin d’aspirer à la conquête d’une couronne ; mais partout on le vantait, on le comparait à don Pèdre. De capitaine d’aventure au service d’un roi étranger, il était devenu en peu de temps le chef et l’espoir d’une masse de mécontens qui s’accordaient à le regarder comme un libérateur. Chaque faute de son frère l’élevait, pour ainsi dire, d’un degré, et, s’il ne voyait pas encore clairement dans l’avenir, déjà du moins il avait la conscience d’une grande mission, et ni le courage, ni l’audace, ni la prudence, ne lui manquaient pour l’exécuter. Depuis le combat d’Araviana, les espérances de ses partisans s’étaient prodigieusement accrues. Pressé par les émigrés qu’il commandait et par les mécontens cachés avec lesquels il entretenait une correspondance active, il ne rêvait qu’une invasion en Castille, et sollicitait le roi d’Aragon de lui confier une armée, l’assurant que sa présence suffirait pour déterminer un soulèvement général. Une seule bataille, disait-il, terminera une guerre si coûteuse pour vos états. Plus calme et peut-être mieux