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dit-il, par sa mauvaise étoile, malis auspiciis appulsum[1]. » Et ailleurs : « Peut-être qu’il n’avait pas d’autres desseins que de passer par cette ville, car on ne sait pas encore pourquoi il y est venu ; il y a été reconnu, et j’ai cru qu’on devait l’arrêter[2]. » Voilà des paroles qui font crouler tout l’échafaudage ingénieux de M. Rilliet de Candolle.

Toutefois, s’il est certain que Servet, en mettant le pied dans. Genève, ne voulait que la traverser pour gagner l’Italie, on peut conjecturer avec quelque vraisemblance qu’une fois arrivé, trouvant autour de lui une violente opposition contre Calvin, il se complut dans cette atmosphère favorable et put même caresser l’espoir de réaliser enfin un projet long-temps poursuivi, celui d’engager avec Calvin une controverse publique où il pût montrer au grand jour et faire triompher son système. Un des traits les plus saillans du caractère de Servet, c’était l’ardeur des controverses. A Bâle, il avait provoqué OEcolampade, à Strasbourg, Bucer et Capito. Nous l’avons vu, à Paris, défier Calvin et lui adresser un cartel théologique. Cette occasion manquée, il ne cessa d’en chercher de nouvelles. A Lyon, à Charlieu, à Vienne, sa pensée s’échappait en quelque sorte pour habiter Genève, et on sait qu’il avait engagé avec Calvin, par l’intermédiaire du libraire lyonnais Frellon, une controverse suivie. Quand le réformateur genevois, lassé et irrité tout ensemble, rompit toute correspondance, Servet s’adressa tour à tour à Viret et à un autre collègue de Calvin nommé Abel Poupin. Nous avons lu aux archives de Genève une lettre qu’il écrivait à ce dernier et qui est restée annexée aux pièces du procès. Chose étrange ! Servet y pressent que son zèle pour la polémique lui sera fatal, et, parlant de sa mort comme d’un martyre, il la prophétise à un de ceux qui devaient y concourir. « Je sais, dit-il, je sais comme une chose certaine que je suis destiné à mourir pour confesser la vérité ; mais mon ame ne perd point courage, et je veux être en tout un disciple digne du divin maître[3]. » - Il semble, en vérité, qu’une fatalité mystérieuse et irrésistible poussât l’infortuné jusqu’au bord de l’abîme. Non content de combattre Calvin par lettres et par livres, il voulait voir en face son adversaire et brûlait d’aller à Genève engager le combat. Il fit demander à Calvin une sorte de sauf-conduit : celui-ci ne répondit qu’en écrivant ces paroles cruellement prophétiques, ces paroles sanglantes dont l’authenticité, long-temps contestée, est aujourd’hui parfaitement établie : « Servet désire venir à Genève sur mon appel et sur ma foi. Je ne lui engagerai point ma parole ; car, s’il met le pied à Genève,

  1. Epist. ad Sulcerum, 9 septembre 1553.
  2. Calv. Epist., p. 114.
  3. Je copie ces paroles sur le texte même de la lettre à Abel Poupin : Mihi ob eam rem moriendum esse certo scio, sed non propterea animo deficior, ut fiam discipulus similis proeceptori.