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sa visite, le vibaillif envoya prier le grand-vicaire de le venir joindre. Dès qu’il fut arrivé, ils dirent à Servet « qu’il y avoit certaines charges et informations contre luy, qui avoient été communiquées au seigneur cardinal de Tournoie, et que présentement il étoit constitué prisonnier dans le palais Delphinal jusques il eût respondu aux dittes charges et que aultrement fût ordonné. » Ils firent ensuite appeler Me Antoine Bonin, viguier et geôlier du palais, auquel fut enjoint de le garder sûrement, et que, au surplus, il le traitât honnêtement selon sa qualité. On lui laissa son laquais, nommé Benoît Perrin, âgé de quinze ans, et qui depuis cinq ans était à son service, et ses amis eurent la liberté de le voir ce jour-là.

Mathieu Ory accourut le lendemain de Lyon pour commencer l’instruction. Ce zélé personnage pressa tellement sa monture, qu’averti le matin seulement, il se présenta devant dix heures chez l’archevêque. Servet subit trois interrogatoires consécutifs. Dans le premier, on se borna à lui présenter quelques notes marginales écrites de sa main dont on lui demanda l’interprétation. Elles étaient assez innocentes. Il tomba dans le piège, et, après quelque hésitation, reconnut son écriture et essaya d’adoucir sa pensée ; mais, le lendemain, on lui montra ses lettres à Calvin : ces pièces étaient accablantes. Servet prétendit les avoir écrites comme pur exercice de dispute théologique, et, niant toujours qu’il fût vraiment Servet, il imagina de dire qu’il avait seulement pris les opinions de cet auteur et en avait joué le personnage. Ce roman ne pouvait tromper les juges, et le geôlier reçut l’ordre de mettre Servet au secret et de le surveiller étroitement. On lui laissa pourtant le temps d’envoyer son laquais demander une somme de trois cents écus qui lui était due, et qui ne fut probablement pas inutile à son évasion.

Il y avait dans la prison un jardin avec une plate-forme qui regardait sur la cour du palais de justice. Au-dessous de la plate-forme était un toit, d’où l’on pouvait descendre au coin d’une muraille, et de là se jeter dans la cour. Quoique le jardin fût toujours soigneusement fermé, on en permettait quelquefois l’entrée à des prisonniers au-dessus du commun, soit pour se promener, soit pour d’autres nécessités. Servet y était entré la veille, et avait tout bien examiné. Le 7 d’avril, il se leva à quatre heures du matin, et demanda la clé au geôlier qui allait faire travailler à ses vignes. Ce bonhomme, le voyant en bonnet de nuit et en robe de chambre, ne soupçonna nullement qu’il fût tout habillé, ni qu’il eût son chapeau caché sous sa robe. Il lui donna la clé, et sortit quelque temps après avec ses manœuvres. Lorsque Servet les crut assez éloignés, il laissa au pied d’un arbre son bonnet de velours noir et sa robe de chambre fourrée, sauta de la terrasse sur le toit, et parvint jusque dans la cour sans se faire le moindre mal. Il gagna promptement la porte du pont du Rhône, qui n’était pas éloignée de