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d’intelligence avec leurs chefs. D’autres attribuaient, avec plus de raison peut-être, la conduite des lieutenans de Hinestrosa à leur jalousie contre un homme comblé des faveurs du roi. L’événement vint confirmer bientôt les soupçons de don Pèdre. Deux riches-hommes, qui avaient assisté au combat, Pero Nuñez de Guzman, adelantade du royaume de Léon, et Pero Alvarez Osorio, quittèrent brusquement l’armée avec tous leurs vassaux, publiant qu’ils allaient dans leurs terres chercher des renforts. Aussitôt le roi ne douta plus qu’ils n’eussent vendu leur général au comte de Trastamare et qu’ils n’allassent au cœur de son royaume préparer une nouvelle rébellion. Sa colère s’exhala en menaces contre les lieutenans de Hinestrosa, et l’on en connaissait trop les effets pour ne pas chercher à la prévenir par une prompte fuite. Benavides se cacha. Sarmiento, après quelque hésitation, passa la frontière et vint offrir ses services à don Henri. Peut-être n’étaient-ils coupables que d’avoir douté de la justice de leur maître[1].

Don Pèdre ne pouvait apprendre la défection d’un de ses riches-hommes sans croire à une conjuration de toute sa noblesse. Alors sa fureur ne lui montrait partout que des ennemis ; traîtres ou vassaux fidèles, il frappait au hasard. Il lui fallait absolument couper des têtes, comme s’il se fût reproché de ne pas s’être assez fait craindre. Il avait entre ses mains les deux derniers enfans de doña Leonor de Guzman, retenus captifs depuis plusieurs années dans le château de Carmona. L’un, nommé don Juan, qu’on a déjà vu à Toro, avait dix-neuf ans don Pedro, le second, quatorze ans à peine. Mais le roi se souvenait qu’à dix-neuf ans don Henri était déjà un chef de parti redoutable, et la perte de ces malheureux princes fut aussitôt résolue. Un arbalétrier de la garde, porteur d’un ordre secret, se fit ouvrir leur prison et les tua l’un et l’autre. « Tous ceux qui aimaient le service du roi, dit Ayala, apprirent avec douleur cette sanglante exécution ; car, pour mourir ainsi, qu’avaient fait ces jeunes princes ? Quand avaient-ils manqué à leur frère ou désobéi à leur souverain[2] ? »

Ces violences détestables servaient aussi bien le comte de Trastamare que la fortune des armes. Il avait déjà de nombreux partisans dans toute la Castille, et la plupart des nobles voyaient en lui le champion de leurs franchises et de leur indépendance. Le roi ne comptait pas moins d’ennemis parmi le clergé dont il semblait prendre à tâche, en toute occasion, de réduire les privilèges. Toujours indocile aux ordres de l’église, il repoussait comme des attentats contre son autorité des prétentions du saint-siège, admises sans opposition dans tous les états de l’Europe[3]. Cette justice même qu’il voulait maintenir si rigoureuse

  1. Ayala, p. 291.
  2. Ibid., p. 292.
  3. Le pape ayant, par une bulle, exigé une dîme sur les biens appartenant aux ordres militaires, don Pèdre défendit d’avoir égard à ce décret par un rescrit daté d’Olmedo 5 juillet, ère 1397 (1359). On remarquera le considérant où se peint son caractère : « Et pourtant que c’est chose nouvelle et inusitée aux temps passés, qui, si elle était soufferte, détruirait lesdits ordres, œuvres des rois d’où je sors, voire, œuvres miennes, d’où ne viendrait grand dommage, » etc. Bulario de Calatrava, p. 500.