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à faire mieux. Qu’importait, en effet, d’envoyer le traité entier ? Servet pouvait renier le tout comme il avait fait la partie. Il fallait une pièce convaincante, irrécusable, une pièce écrite de la propre main de Servet. Or, Calvin était dépositaire de divers manuscrits de son constant contradicteur et d’une série de lettres, imprimées depuis dans la Restitution du Christianisme : livrer ces pièces à des mains catholiques, c’était livrer Servet au bourreau. Calvin n’hésita point.

Il semble que Servet eût pressenti lui-même que sa confiance en Calvin lui serait funeste. Dans une lettre inédite que nous avons lue à la bibliothèque de Genève et dont une copie est entre nos mains[1], il écrivait à Calvin : Remitte igitur scripta mea ; mais Calvin n’eut garde de se dessaisir de ce gage, et quand l’occasion préparée par lui fut venue, en homme à qui tous les moyens sont bons pourvu qu’ils soient infaillibles, il fit servir des lettres confidentielles écrites sur la foi de l’honneur à la satisfaction de sa vengeance. On ne peut lire sans un profond dégoût la seconde lettre qu’il dicta à Guillaume Trie. Jamais haine plus implacable n’a suivi des voies plus tortueuses ; jamais elle n’a paru plus laide en essayant de se déguiser sous les couleurs d’une modération hypocrite.

« Monsieur mon cousin,

« Quand je vous escripvis la lettre que vous avez communiquée à ceulx qui y estoient taxés de nonchalance, je ne pensois poinct que le chose deust venir si avant. Seulement mon intention estoit de vous remonstrer quel est le beau zele et devotion de ceulx qui se disent pilliers de l’Église, bien qu’ils souffrent tel desordre au milieu d’eulx, et cependant persecutent si durement les pauvres chrestiens qui désirent de suyvre Dieu en simplicité. Pour ce que l’exemple estoit notable et que j’en estois adverty, il me sembla que l’occasion s’offroit d’en toucher en mes lettres selon la matière que je traitois. Or, puisque vous en avez déclaré ce que j’avois entendu escripre privément à vous seul, Dieu veuille pour le mieulx que cela proufite à purger la chrestienté de telles ordures, voyre de pestes si mortelles. S’ils ont tant bon vouloir de s’y employer comme vous le dictes, il me semble que la chose n’y est pas trop difficile, encore que ne vous puisse fournir pour le present de ce que vous demandez, assavoir du livre : car je vous mettray en main plus pour le convaincre, assavoir deux douzaines de pieces escriptes de celui dont il est question, où une partie de ses heresies est contenue ; si on luy mettoit au devant le livre imprimé, il le pourroit regnyer, ce qu’il ne pourra faire de son escripture. Parquoy les gens que vous dictes ayant la chose toute prouvée, n’auront nulle excuse s’ils dissimulent plus ou différent à y pourvoir. »

Ainsi Calvin se montre plus pénétrant et plus zélé que l’inquisition

  1. Nous devons la communication de ce précieux document à l’obligeance de M. Chastel, directeur de la bibliothèque de Genève, auteur de savantes conférences sur l’histoire du Christianisme.