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— Pour l’Amérique ! répété le bonhomme consterné ; c’est un mauvais pays ; on y rencontre beaucoup de serpens, et un de mes oncles y est mort.

La vieille fille lut la lettre en haussant les épaules, ensuite elle s’écria d’un ton sardonique M. l’abbé a fait là un beau chef-d’œuvre d’éducation, et voilà un jeune gentilhomme qui promet de s’illustrer comme un de sa race ! Quel honneur pour lui s’il parvient à découvrir quelque nouvelle espèce de lézard ou de grenouille ! Quelle gloire quand il possédera une collection, unique dans son genre, d’insectes venimeux et puans que personne n’oserait toucher du bout de l’ongle ! La vérité, s’il revient de ses voyages chargé d’un tel butin, le roi devra lui octroyer la permission de mettre une chenille à côté du lion d’argent que la maison de Barjavel porte dans ses armes

Mlle de l’Hubac ne répondit pas à ces sarcasmes ; elle retira la lettre des mains de sa tante avec un geste timide, et dit seulement d’un air navré : — Mon pauvre Antonin !… je ne le verrai plus !…

— C’est possible ! répliqua froidement Mme de Saint-Elphège ; assurément, il ne s’empressera pas de revenir quand il saura les dispositions testamentaires de son grand-oncle et le mariage de sa mère. Qu’il se doutait peu de la vérité, ce cher petit baron ! qu’il était loin de soupçonner que, depuis près d’une année, il avait l’honneur d’être le beau-fils de M. de Champguérin !…

Ces paroles, que la vieille demoiselle proférait avec une amertume concentrée, produisirent un effet terrible sur Clémentine ; elle frissonna et pâlit comme si l’on eût touché à vif la blessure qui ne cessait de saigner au fond de son cœur ; une sueur froide se répandit sur son visage, et elle se détourna en fermant les yeux afin de cacher ses larmes.

Apparemment cette douleur résignée et muette toucha subitement de Saint-Elphège, car elle se rapprocha de sa nièce et lui dit d’un air radouci : — Votre pauvre cœur n’en peut plus, ma chère enfant. J’essaierais volontiers de vous consoler ; mais, en ce moment, vous n’êtes guère en état de m’entendre. Il faudrait reprendre courage cependant, et vous persuader d’abord que la peine que vous souffrez n’est pas sans remède, tant s’en faut…

À ces mots, elle serra dans ses mains la main froide et tremblante de Mlle de l’Hubac, et la forçant doucement à se retourner, elle ajouta : — Allons, charmante demoiselle, dites-moi sincèrement ce qui pourrait vous distraite et vous consoler ; je m’y prêterai, n’en doutez pas… Vous êtes loin de savoir tout ce que je veux faire pour vous…

La pauvre fille soupira, hésita un moment, et répondit d’une voix entrecoupée : — Je suis pénétrée de vos bontés, ma chère tante….. Puisque vous me parlez ce soir avec tant de bienveillance, j’oserai vous